Specbook
(Mise à jour: 15 septembre 2015)
Remarque préliminaire:
Ce texte correspond à la version française du Specbook (version 3 / dimanche 27 juillet 2014) écrit à l'origine en français et anglais - selon la préférence des différents participants - lors de l'atelier d'écriture diplomatique des 21-25 juillet 2014, et transmis aux "chargés d'affaire" pour la Conférence finale d'évaluation des 28 et 29 juillet 2014.
Il convient de garder à l'esprit que ce texte a été rédigé en peu de temps, dans un contexte très spécifique - les cinq jours intenses de l'atelier d'écriture diplomatique - particulièrement nouveau pour l'ensemble des participants. Bref, une expérience d'écriture collaborative. Et loin de faire le consensus parmis les participants, certaines parties furent âprement discutées. Il n'est qu'à considérer la toute dernière partie de ce document, intitulée "Nos désaccords sur tout ce qui précède", pour s'en rendre compte. Le Specbook devrait être ainsi davantage considéré comme un premier jet, plutôt qu'un écrit définitif (raison pour laquelle les chargés d'affaire ont été invités, dans le préambule, à le "remanier").
Il n'est pas impossible que certaines parties soient ultérieurement reprises (corrigées et/ou complétées) à l'avenir, à l'exemple de la partie "Notre Nature", dont une nouvelle version a été publiée (en anglais) dans la revue en ligne Environmental Humanities (voir notre précédent billet de blog: http://www.modesofexistence.org/reinstituting-nature-a-latourian-workshop/).
On remercie plus particulièrement Consuelo Vasquez, Antoine Hennion, ainsi que François Cooren et Lise Higham pour la traduction, vers le français, des parties initialement rédigées en anglais (respectivement dans "Notre économie" et "Notre politique).
PREAMBULE
1/ Nous venons ici pour vous offrir ce texte, avec à l’esprit l’importance de la négociation qui nous réunit tous. Ce texte a beaucoup de valeur pour nous. Nous comptons d’autant plus sur vous pour le remanier. Il est le résultat d’un travail collectif considérable, entrepris depuis plusieurs années. C’est un étrange exercice auquel nous allons nous livrer. Nous proposons de nommer cela diplomatie, néanmoins personne ne nous a mandatés, il n’y a pas de camps. C’est donc une sorte de diplomatie interne que nous proposons. En bons diplomates, commençons par nous présenter. En effet, nous présenter avec politesse, avec civilité, c’est aussi affirmer qu’il est certaines choses auxquelles nous sommes vraiment attachés sans bien savoir les définir. C’est là l’objet incertain de la conférence qui va nous réunir.
Cet exercice de diplomatie interne n’est pas gratuit. Il constitue aussi une tentative de réponse aux pressions externes et à l’urgence écologique auxquelles nous sommes maintenant tous confrontés. C’est justement parce qu’il y a urgence que nous devons nous donner du temps. Notre histoire est chargée de crimes, de violences et de larmes. Ce n’est pas parce que les choses sont graves qu’il ne faut pas oser en parler librement.
Nous avons une histoire, nous avons des ancêtres. Nous acceptons leur héritage, mais les ancêtres sont faits pour parler du futur. Ni le poids du passé, ni l’urgence présente, ne doivent nous paralyser pour parler de l’a-venir. Un peu comme les diplomates laissent leurs armes à la porte, nous ne devons pas laisser le plomb nous empêcher de penser et d’agir. Pour cela, nous avons besoin de votre aide. Dans ce texte que nous vous offrons, nous avons cherché à repenser autrement ce en quoi nous avons cru, et ce à quoi nous tenons. À vous d’accepter d’entendre nos propositions.
NOTRE "NATURE"
[Note: une version remaniée de ce texte existe en langue anglaise et a été publiée par le revue Environmental Humanities sous le titre "Reinstituting Nature: A Latourian Workshop". Aussi, nous conseillons - si vous souhaitez en citer des extraits - de vous référer de préférence à cette version plus à jour.]
Titre 1: Nous les Modernes, notre Nature
4/ Nous, Modernes, sommes terriblement fiers d’être capables de penser “la nature” telle qu’elle existe, indépendamment des croyances ou des cultures diverses. Cette fierté est celle des sciences expérimentales, lorsqu’elles réussissent, lorsqu’il devient possible de dire “la nature a parlé”. Mais cette fierté se manifeste aussi par la possibilité générale, tout terrain, de juger (souvent sans même les connaître) les savoirs des autres peuples, réputés “mélanger” nature et croyances culturelles.
5/ Mais comment définir cette nature? Ici, la situation se complique. On pourrait dire qu’il en est de la Nature comme du temps pour St Augustin : tant qu'on nous ne le demande pas, nous savons ce qu'elle est, mais quand on nous demande de la définir, nous Modernes ne le savons plus. Ou plus précisément nous savons nous disputer à ce sujet. Nature secrète, hostile, nourricière, mécanique, sublime, infinie, en danger, ou alors capable de mettre d’accord les humains doués de raison...
6/ Dans ces disputes, la philosophie a joué un rôle discutable. D’une manière ou d’une autre, elle a fort peu compliqué l’idée d’une nature généralement connaissable. Elle a parfois adjoint à cette nature une épaisseur censée échapper à la science (opposition nature naturée/nature naturante) ou l’a au contraire réduite à ce qui, par constitution, se prête à la connaissance scientifique (solution kantienne). Mais elle n’a fait que dramatiser ce que Whitehead appelle “bifurcation de la nature” - d’un côté une nature “objective”, aveugle à nos valeurs, indifférente à nos projets, de l’autre une nature dont l’étoffe même est celle de nos rêves, valeurs et projets. Elle a ce faisant créé le monstre de la “naturalisation”, la réduction des rêves, valeurs et projets humains à des fonctionnements aveugles, a donné consistance à un cauchemar qui nourrit l’arrogance de certains scientifiques, leur propose une carotte empoisonnée. Et elle a construit, pour tenir ce cauchemar à distance, le grand thème de l’exception humaine : réduisez le lapin si vous voulez mais ne touchez pas à l’Homme ! Comme l'ont écrit Leakey et Lewin dans “La sixième extinction” : “La culture occidentale en est venue non seulement à considérer l'homme comme un être spécial (ce que nous sommes certainement à bien des égards), mais aussi comme un être séparé du reste du monde. C'est comme si nous étions arrivés sur la terre dans notre forme actuelle, parfaitement achevés, pour exercer notre domination sur les autres créatures terrestres”.
7/ Aujourd'hui ce sentiment explique en partie une forme d'indifférence ou de scepticisme face à Gaïa. Comme si la nature sortait de son rôle : elle n’est plus ce que conquiert la rationalité humaine, mais ce qui nous plonge dans le désarroi; elle n’est plus l’arrière-fond sans projet, pour les projets humains, mais se mêle de nos rêves, valeurs et projets. Comment ne pas céder à la double tentation, du climatoscepticisme ou des projets de geoengineering qui remet la nature à sa place, ce que nous devons pouvoir dominer.
8/ S'ajoute aux disputes qui déchirent les Modernes le fait que, pour bien d'autres collectifs, la Nature n'existe pas. Elle n’est pas une représentation, ni un concept, ni un problème, ni un lieu, ni une totalité. Pour ces collectifs nous ne sommes ni dans la Nature ni face à elle. De quel droit, alors, notre institution de la Nature pourrait-elle valoir comme moyen de régler les problèmes qui se posent à eux? La réponse aux changements qui affectent leurs modes de vie ne passe donc pas par l’institution d’une Nature universelle permettant de déterminer les solutions rationnelles. Et si encore elle le faisait sur un mode qui entraîne leur adhésion ! Si encore elle ne se réduisait pas à des modèles de gestion quantitative, purement calculatoire, susceptibles d’amplifier les problèmes, quand elle n’en crée pas de nouveaux. Nous sommes bien loin de la fierté des expérimentateurs lorsqu’ils proclament : “la nature a parlé”.
9/ Ainsi, pour sauvegarder ce qu’on voudrait être une Nature sauvage (la fascination pour la “wilderness”), on arrive à ce paradoxe d’éradiquer des acteurs absolument cruciaux pour les relations qui constituent ce territoire. Par exemple, pour protéger les caribous en Alaska, a été mis en oeuvre un plan de gestion qui a cru bon de décimer les loups. A suivre cet idéal pastoral, les caribous n’ont plus qu’à se transformer en moutons dont nous pourrons devenir les bergers apaisés et rassurés. Toutes les composantes de notre propre idée de wilderness (sublime, innocence, indépendance par rapport à nous, puissance hostile et terrifiante) sont du même coup anéanties par notre aménagement et notre gestion indifférente à ce qu’exigeait de nous le territoire.
10/ Citons encore le cas des quotas de pêche au crabe au Cap. Comment réagir à l'épuisement de la population de crabes, qui déborde les gestionnaires occidentaux et réduisent ceux qui vivent de la pêche à la misère ? Le réflexe Moderne est d'instaurer des quotas de pêche via des modèles quantitatifs, ce qui est politiquement contesté par les pêcheurs artisanaux. Mais surtout ces modèles sont débordés par les crabes eux-mêmes qui loin de se cantonner au rôle de ressource, de biomasse, deviennent des agents qui trahissent les attentes des modélisateurs, suite au réchauffement, en migrant ou en mourant en masse.
11/ Comment instituer la Nature autrement, de telle sorte qu’elle ne soit pas tentée de prendre en charge les multiplicités de relations territoriales qu’elle n’a pas appris à voir? Et d’autre part, qu’elle n’insulte pas les scientifiques en relativisant leurs réussites, en niant la spécificité de leur pratiques, sa capacité à accéder à ce qu’ils appellent Nature?
Titre 2 : L’attention qui convient
12/ Nous ne voulons ni une nature hégémonique, ni une nature domestiquée, attendant sagement d’être connue. La question qui s’impose ainsi à nous est de savoir comment “instituer” une nature qui puisse respecter ce à quoi les scientifiques sont attachés. Cela nous oblige à résister à deux tentations: celle qui lui ferait prendre toute la place et celle qui lui assignerait une place déterminée, la neutralisant et la rendant incapable d’interférer avec d’autres valeurs, d’autres institutions.
13/ Nous voulons hériter d’une proposition d’Alfred North Whitehead, d’apparence anodine, mais qui, déployée, permet de situer la nature sans lui assigner une place. Elle permet également de diagnostiquer les dérives de l’ancienne institution, notamment ce qu’elle a échoué à protéger.
14/ “Nous sommes instinctivement portés à croire que, si on lui porte [à la nature] l'attention qui convient [by due attention], on trouvera plus dans la nature que ce que l'on observe du premier coup d'œil. Mais nous n'accepterons pas d'y trouver moins.”
15/ Le “nous”, ici, est indéterminé, concerne aussi bien les humains que les non-humains, et ne peut être réduit à un sujet percevant. L’attention d’un animal aux aguets face à un danger possible témoigne de ce qu’il y a moyen d’apprendre “plus” quant à la source d’un bruit (est-ce un prédateur?).
16/ “La nature” est déjà articulée à un “trouver plus” qui peut satisfaire les exigences des expérimentateurs - leur forme de réalisme: il peut arriver, si l’on prête l’attention qui convient à ce à quoi on a affaire qu’on en apprenne plus à son sujet. Ce qu’ils n'accepteront pas, ce contre quoi les oreilles du lapin aux aguets témoignent, est une nature inconstante, une étoffe de rêve kaléidoscopique, qui se fait, se défait, se métamorphose à chaque fois que change la manière d’y faire attention - où l’attention dissout (ou déconstruit) ce à quoi nous avons été portés à prêter attention.
17/ Une autre expression indéterminée est “l’attention qui convient”. Nous savons que cette attention n’est pas générale, mais est , lorsqu’il s’agit de la “nature”, articulée à la possibilité de “trouver plus”. Mais la question de quelle attention convient dans ce cas ou cet autre pour apprendre plus est ouverte, et c’est là que nous pouvons poser la question des sciences dites modernes.
18/ La possibilité d’accéder au lointain associée aux origines expérimentales (Galilée) des sciences modernes ne vouait pas celles-ci à devenir le synonyme exclusif de la possibilité “d’en apprendre plus”. La question de “l’attention qui convient” n’était pas non plus vouée à se réduire à la seule qualité des chaînes de référence. Créer des chaînes de références stables qui permettent un transfert de “mobiles immuables” [REF] est pourtant une réussite à laquelle nous tenons. Nous ne voulons en rien affaiblir le fait que le “due” attention, lorsque les scientifiques entrent en controverse, traduit une véritable confiance : ce à quoi nous prêtons attention peut parfois être rendu capable de confirmer que “plus” a bel et bien été trouvé. Cependant, c’est la généralisation aveugle du type d'attention qui convient aux sciences expérimentales, que la formule de Whitehead laissait indéterminé, que nous devons combattre s’il s’agit de réinstaurer la nature et de civiliser les sciences.
19/ Les sciences expérimentales permettent l'accès au lointain, mais ce lointain signifie aussi indifférence. L’indifférence est un réquisit de la référence [REF], et, plus largement, des sciences expérimentales. On ne le répétera jamais assez : le travail de production d’accessibilité suppose l’indifférence de ce à quoi accès est créé. Imaginons un Mont Aiguille susceptible, chatouilleux, modifiant chaque nuit ses reliefs parce qu’il n’aime pas la manière dont les piquets-repères l’affectent, ou alors complaisant, faisant surgir des tas de pics puisque c’est apparemment ce qui intéresse. Il faut que ce que nous étudions soit indifférent à nos questions, que nous puissions nous y reprendre, rectifier, articuler des “mais alors” et des “et donc” à ce que nous avons trouvé.
20/ En contraste les faits en psychologie sociale, par exemple, ont une durée de vie brève – le temps que les cobayes aient compris le sens de la situation où on les met et ce qui est attendu d'eux. Il ne s’agit pas d’une “limite” générale mais d’un signal : dans ce cas, s’il s’agit d’en apprendre plus, la question du “due attention” doit être posée à nouveaux frais. La “due attention” a donc une dimension locale, sa réussite n’est pas en droit : il faut se demander dans quelle mesure on peut apprendre de ce à quoi on s’adresse, quel mode d’adresse est requis par la chose. Il nous faut devenir sensibles à ce que demande ou exige “apprendre”, “trouver plus”. L’indifférence peut être propre à certains existants, mais demander à un animal ou à un humain de devenir indifférent aux questions qu’on lui pose, c’est les transformer en loque. Accorder à l’animal l’attention qui convient, c’est aussi trouver la manière de rendre la question intéressante pour lui. Ainsi, apprendre en éthologue, c’est s’adresser à un animal intéressé, à son affaire, capable de nous apprendre quelle attention convient. Cette indépendance rend possible d’affirmer que c’est de lui et par lui que nous avons appris. Dans les sciences sociales, en anthropologie, la question “que demande apprendre plus” ne cesse de se poser, mais elle est particulièrement susceptible d’entrer en composition avec d’autres préoccupations. Nous tenons à affirmer que, dans aucun cas, cette question ne signifie autre chose que la création d’un rapport très particulier, dont la valeur est de permettre de “trouver plus”.
21/ Rétroactivement, ce que nous avions appelé “nature” impliquait l’association des sciences modernes avec une forme de méthode tout terrain. Ainsi, la réussite locale et située de l’expérimentation, depuis Galilée, au lieu de s’ajouter à d’autres modes d’attention, a servi de modèle pour un accès tout-terrain. Galilée lui-même a inauguré la trahison de ce qu’il avait réussi à instaurer. Masquant le caractère local de sa réussite, il a opposé ce qu’il avait appris à tout le reste, identifié à une catégorie annonçant l’”horrible relativisme”. Il a opposé la seule manière de « bien parler » de la nature à ce qui ne serait que fiction arbitraire et bavardage stérile. Il a vidé par là même la nature de tout ce qui ne satisfait pas le réquisit d’indifférence.
22/ Les scientifiques exemplifient la possibilité de trouver plus, et le paradoxe est que la science nous demande d’accepter qu’il y ait moins, toujours moins à trouver. Par exemple, trouver les molécules associées à l’odeur particulière d’un vin (stabiliser un mode d’accès objectif et indépendant), c’est ajouter au monde un être nouveau, qui permet de reconfigurer les pratiques de production, d’apprentissage du goût, etc. Le paradoxe surgit lorsqu’on affirme que l’odeur du vin « n’est que » cette molécule, affirmation désespérante, “vous croyez , nous savons”, et “ce n’est que ça”, nous détruisons toute la complexité des pratiques liées au vin. Il en va de même lorsque de la découverte de l’incroyable intrication neuronale on produit une machine de guerre visant à réduire toute expérience et toute pensée à un vilain petit naturalisme, celui de l’interaction neuronale. “Naturaliser” devient alors synonyme de la grande affaire des modernes: se soumettre aux blessures narcissiques infligées par la Raison (“l’homme n’est que…”) ou résister aux assauts d’un “objectivisme” voué à détruire les trésors d’une subjectivité humaine.
23/ Si seulement il ne s’agissait que d’une erreur… Les conséquences ont été catastrophiques, le déchaînement d’une machine à produire des scientifiques niais et arrogants, mais aussi d’une machine de guerre d’éradication, directement branchées sur d’autres machines d’appropriation et d’expropriation. Le seul fait de parler de “la nature”, y compris lorsqu’il s’agit de la protéger, telle qu’elle est, “contre” les humains, niaiserie propre aux écologistes pleins de bonne foi et de bonne volonté, peut faire partie de la machine d’éradication. Nous ne prêtons certainement pas l’attention qui convient à la chasse aux caribous, cruciale pour les peuples du Grand Nord américain. Nous définissons cette chasse comme ce qui doit être éradiqué, menaçant la survie des populations déclinantes de caribous. En apprendre plus ici n’aurait pas forcément résolu le problème, mais cela aurait au moins évité l’indignité de proposer à ces peuples de devenir agriculteurs et planter des pommes de terre transgéniques résistantes à l’hiver. Cette niaiserie des solutions tous-terrains se couple à une vision de la Nature comme wilderness (miroir de notre propre sauvagerie), toujours indépendante des humains, devant être préservée comme telle, c’est-à-dire devant être redéfinie pour que survivent des caribous, protégés, surveillés, débarrassés de leurs prédateurs, bref “humanisés”.
24/ Ce n’est pas qu’à la rencontre des autres peuples que le problème s’est posé. Au sein de la modernité, la nature des modernes est devenue un cimetière des pratiques sacrifiées sur l’autel de la méthode hégémonique. Toute pratique est aujourd’hui une pratique survivante, qui se maintient malgré l’éradication. Même le souci de la “due attention” que cultivaient les expérimentateurs est menacé par l’impératif, objectivement évalué, de trouver quelque chose de publiable ou de brevetable.
25/ Réinstituer la nature nous oblige à faire de la question de l’attention qui convient une question cruciale. Nous devons résister à la tentation de faire de la nature quelque chose qui peut être défini une fois pour toute. Nous ne voulons pas renoncer à la possibilité d’en apprendre plus, mais cela n’autorise en rien à juger qu’apprendre du nouveau est le destin et le devoir de l’humanité...
Titre 3 : Civiliser la Nature : nous appartenons à la terre
26/ Nous avons à repenser l’institution de la nature sous la contrainte de Gaia. Pour répondre à cette contrainte nous devons résister à la fois au négationnisme, notamment aux climatosceptiques, et à la recherche de réponses directes, c’est-à-dire globales, à la question posée par l’irruption de Gaia. Si Gaia traduit notre savoir que les désordres climatiques que nous subissons font partie d’un processus qui ira en empirant et avec une vitesse toujours accrue, alors ce savoir relève des travaux des spécialistes du groupe 1 du GIEC. En tant que tel, nous pouvons dire que Gaïa est un exemple de ce que nous “avons trouvé plus” à propos du climat terrestre et à ce titre fait partie de la nature. Ici le rapport entre science et nature trouve une expression particulièrement singulière dans la mesure où le fait de trouver plus, qui communiquait généralement avec le fait de pouvoir faire plus, est ici susceptible d’effrayer “ceux qui trouvent”, de leur imposer un rôle de lanceur d’alerte. Les modèles sont “neutres” au sens où ce qu’ils concernent est bel et bien indifférent, mais ils parlent d’une relation directe entre le désordre qui menace l’activité humaine (caractérisée de manière neutre, en termes d’émission de gaz à effet de serre). La tentation à laquelle il s’agit de résister ici est que l’alarme se transforme à travers d’autres institutions en un nouveau type de pouvoir, voire de devoir, celui d’imposer aux autres peuples de la terre la question de Gaïa. Que le désarroi des Modernes ne deviennent pas une obligation pour les autres peuples de la terre. La question, bien sûr, n’est pas que les autres peuples seraient ignorants. Partout sur la terre, des situations, de l’Amazonie au grand nord, des vignes de la bourgogne aux crabes de Cape Town, témoignent d’un désordre incontestable. La question est de s’interdire de reconnaître que la vérité de ces désordres qui affectent humains et non-humains aurait pour vérité une même et universelle cause naturelle.
27/ Le savoir de l’irruption de Gaïa est issu de modèles globaux et qui ne peuvent être que globaux et qui sont en tant que tels doublement muets : d’abord, sur les désordres qui affectent et vont affecter les localités terrestres, justement parce que les variables globales n’autorisent pas de dérivations locales (exemple : les conséquences écologiques, humaines, économiques… à un endroit donné, d’une hausse de la température prévue par le modèle global, ne sont pas connues et ne font pas partie du modèle), mais aussi et surtout parce que ces variables n’ont rien à voir avec la manière dont humains et non-humains peuvent répondre à ces désordres. La seule réponse que ce type de savoir global pourrait fournir serait de l’ordre de la “simple” diminution des gaz a effet de serre. Une telle réponse implique une universalité si abstraite qu’elle ne peut correspondre qu’à une bureaucratie comptable qui ferait donc de la nature l’institution universelle, ou au rêve des apprentis sorciers de la geo-ingénierie.
28/ Civiliser l’institution de la nature implique une distinction forte entre nature et terre. De la nature, nous dirons qu’elle a partie liée avec la possibilité de « trouver plus », elle est ce à quoi nous avons affaire dans cette modalité. De la terre nous dirons : nous lui appartenons, comme tous les autres collectifs. Ainsi, Gaïa n’est pas un autre nom pour la terre. Gaïa, c’est ce que les chiffres et les modèles du GIEC1 nous apprennent de la nature (réinstituée). Sinon, cela signifierait que la terre serait mise sous le signe d’une globalité qui appartient aux modèles scientifiques qui nous permettent de trouver plus. La signification de Gaïa est celle d’une question qui met sous tension toutes les localités terrestres, mais ne se confond en aucun cas avec les problèmes qui se posent aux collectifs terrestres d’humains et non-humains. Gaïa n’a pas le pouvoir d’unifier ces localités ni d’unifier la manière dont réponse sera donnée à ces désordres locaux.
29/ Parmi ces collectifs, il y a ceux que réunit l’institution scientifique. Le problème pour ce collectif est de faire en sorte que les conséquences de ce qu’ils appellent nature puissent se rejouer dans chaque situation terrestre. Ce qui implique une double contrainte. D’abord, le mode “d’attention qui convient” pour en apprendre plus doit affirmer son caractère situé. Ensuite, ce mode doit s’articuler avec d’autres modes d’attention, relevant notamment d’autres institutions. Un exemple contemporain est celui de l’agro-écologie: le savoir des agronomes modernes ne trouve valeur et signification que dans la mesure où il répond aux savoirs et aux exigences des paysans, des milieux concrets, des contraintes portant sur la distribution et la commercialisation. Il s’agit d’une science « lente » que l’institution telle qu’elle fonctionne maintenant ne pourrait qu’éliminer si des préoccupations relevant d’autres modes, politiques notamment, n’insistaient sur son importance.
NOTRE POLITIQUE [traduit par Lise Higham et revu par François Cooren].
30/ Au cœur d’un village malien se trouve une singulière structure de bois et de paille. Elle offre un espace délimité et tranquille où discuter des problèmes du village – des sujets à propos desquels chacun des interlocuteurs peut avoir des convictions profondes, mais qui devront être résolus collectivement. Ce « parlement » a une particularité étrange : son toit est fixé à une hauteur d’environ un mètre, une contrainte physique censée empêcher toute manifestation de passions débordantes ou violentes. Ceux qui s’y expriment ne peuvent, en effet, pas trop s’exciter… ils ne pourront pas se mettre debout…ou s’il le font, gare à la tête! La structure que l’on découvre sur la photo permet ainsi de surmonter le problème de l’apprentissage de la vie commune pour une pluralité d’êtres, de construire un monde commun, de s’engager sur la route d’une action collective dictée par des évènements auxquels il s’agit de répondre. Dans le village malien, la politique est ainsi doublement délimitée : elle ne peut aller ni trop haut, ni trop bas. (Tout ceci, bien entendu, avant que des évènements politiques ne tournent à la guerre civile et que des massacres ne soient perpétrés à grande échelle).
31) De la même manière, nous pourrions dire que nous autres, Modernes, avons également établi un espace singulier pour la politique, l’associant à certaines institutions (tels des gouvernements, parlements, congrès, etc.) et à certaines actions et activités (celles des politiciens qui représentent l’électorat). Ici aussi, un espace pour la politique est mis en place par les constitutions, les lois, les règles et les procédures, afin de délibérer d’affaires d’intérêts communs, et ce, sans violence.
32) Comparez toutefois la structure malienne aux architectures ornementées des parlements européens – de grands espaces aérés, couronnés de dômes, gorgés de somptueux sièges en cuir et de décors emprunts d’histoire. Ici, les contraintes apparaissent a priori moindres. Les interlocuteurs ne semblent pas pris en étau, entre un sol terreux et un toit de paille : ils sont autorisés à crier, à se lever, à être impolis, etc. Cependant, ils sont soumis à un autre ensemble d’attentes : ils sont placés dans un espace qui appelle à la perfection, à l’unité, à la rationalité, un espace qui exige des actes de langage a priori aussi parfaits, grands et étincelants que le cadre lui-même. Avec les hauts plafonds viennent les grands espoirs : ici, dans les institutions formelles de la politique, la formidable valeur d’Autonomie est censée s’incarner – un peuple qui établit ses propres lois.
33) Il y a bien entendu, une immense différence d’échelle entre les deux. La manière dont les états contemporains étendent leur présence dans le temps et l’espace est tout autre que celle du village malien, par le biais, en particulier, de toute une délégation d’acteurs (armée, police, bureaucratie de l’administration politique, textes de loi, systèmes de communication, etc.). L’effet totalisant du second semble incomparable à celui du premier.
34) La déception, cependant, va vite gagner les Modernes. L’autonomie promise est menacée par des évènements, des catastrophes écologiques et les actions d’autres états. Le Peuple ne se sent plus adéquatement représenté. Le pouvoir de l’État est affaibli par les marchés financiers et les multinationales. Les Grands Espoirs investis dans la politique rencontrent les Profondes Déceptions qu’elle génère. Ce n’est pas seulement que nous réalisons que nous n’avons pas répondus aux attentes ; c’est aussi que parfois nous nous rendons compte que nous nous sommes battu pour quelque chose qui a posteriori nous révolte. N’est-ce pas dans un de ces états d’esprit que le XXème siècle et ses idéaux d’émancipation nous a laissé ? Le cynisme gagne vite du terrain. Le cynisme en politique et le cynisme à propos de la politique.
35/ Le faux problème politique, c’est la croyance erronée que dans un espace d’assemblée suffisamment ouvert, nous pourrions, en présentant un argument parfaitement direct et rationnel [DC], obtenir un consensus, simplement par la reconnaissance automatique et nécessaire de la vérité rationnelle par des êtres essentiellement rationnels [DC]. Toutefois, la rationalité de la politique est une rationalité bornée ; la politique est un exercice d’équilibre – un procédé visant à gérer une tension entre, d’une part, la pluralité des intérêts, des passions, des expériences et des opinions, et, d’autre part, la nécessité d’une décision collective pour résoudre des problèmes, la nécessité d’une coexistence, la nécessité de se considérer comme une communauté, une polis.
36/ La politique est donc un mode d’existence dont le sentiment de déception est constitutif, tout simplement parce que des attentes irréalistes sont toujours aussi déjà constitutives du mode politique d’énonciation. Pour vivre ensemble, nous devons faire des compromis et nous avons besoin d’apprendre à vivre avec des décisions que nous devons accepter, et ce même si nous demeurons passionnément en désaccord avec elles. Mais ce type de déception devrait être distingué de la Grande Déception qui naît toujours de trop Grands Espoirs.
37/ L’idée n’est pas ici de dévaloriser les passions ou de les diaboliser. Simplement, il y a de bonnes et de mauvaises passions ; des passions qui dynamisent le processus politique et d’autres qui le détruisent en se démarquant des conditions de félicité de [POL]. Il y a des passions qui politisent et d’autres qui dépolitisent — nous n’avons, jusqu’à présent, pas appris à faire la différence. Il s’agit d’une différence qualitative et pas seulement quantitative. Les Modernes ont pensé que la "rationalité" correspondait à la réduction, voire même l’élimination des passions. Nous sommes maintenant convaincus que ceci est complètement absurde. Il s’agit plutôt d’avoir le bon type de passion, le type de passion qui ne nous entraîne pas vers la guerre, mais plutôt vers la mobilisation et la négociation.
38/ Nous avons besoin d’une notion désenflée de la politique. C’est à dire [POL]. Désenflée de la grandeur de ses ornements ostentatoires et désenflée de l’effet unificateur et totalisant de l’État.
39/ [POL] se rapporte à une rationalité qui comprend son rôle comme celui de la négociation de ce qui nous sépare dans ces contraintes mutuelles, des contraintes qui fonctionnent autant comme des fardeaux que comme des éléments de rapprochement pour les interlocuteurs. S’il ne peut y avoir d’unité absolue dans cet espace conceptuel, d’autres résultats précieux peuvent être atteints.
Contraster valeur et INSTITUTION
40/ Afin de contraster valeur et institution, les modernes doivent d’abord comprendre d’où vient cette croyance erronée qui est à l’origine de ce faux problème politique. Cette clarification requiert, à son tour, une précision sur la notion d’institution. Dans les discours de tous les jours, le terme "institution" est employé pour désigner des "entités" stabilisées, rendus durables par des textes légaux et des artefacts (parlements, sénat, conseils, etc.). Un autre usage du mot "institution" consiste à nommer des ensembles de pratiques stabilisées, autant formelles qu’informelles. L’institution du mariage, celle du thé à quatre heures, ou tout autre ensemble de pratiques impliquant un acteur type menant une activité type dans un décor type.
41/ L’institution actuelle de [POL] implique, bien entendu, les deux usages. D’une part, [POL], en tant que mode d’existence, implique avant tout des pratiques politiques quotidiennes, bien terre à terre : la tenue d’élections, la production d’actes de langage, l’élaboration et l’amendement de lois, l’accusation de l’adversaire, la rationalisation de décisions, des négociations, des manifestations, des occupations, des grèves, des émeutes etc., le plus souvent selon des modes relativement scriptés (formels et informels). D’autre part, ces pratiques font exister les "entités" ou institutions politiques stabilisées, telles que l’État, le sénat, etc. Ces institutions politiques constamment réifiées et objectivées dans les pratiques et les discours quotidiens sont devenues l’objet d’espoirs et de croyances erronés qui participent du faux problème politique. Ces espoirs et croyances sont devenus porteurs des valeurs politiques modernes de la communauté, du contrôle des moyens de violence et du bien commun. Le processus d’objectivation a conduit les modernes à minimiser le rôle de l’expérience politique, des pratiques et discours politiques quotidiens et, d’une manière ou d’une autre, à oublier que les institutions politiques ne peuvent rien soutenir d’elles-mêmes, qu’elles n’ont pas de force d’inertie inhérente en dehors des pratiques politiques qui font de la coexistence un accomplissement quotidien.
42/ De ce point de vue, l’enquête désenfle les "institutions politiques" pour les ramener dans le processus politique, c’est-à-dire, comme des figures certes nécessaires, mais des figures avant tout mobilisées dans des discussions et débats. Ce faisant, nos espoirs pourraient se désenfler également, rendant la déception constitutive de [POL] plus tolérable.
43/ [supprimé]
44/ Les modernes ont construit des parlements, des congrès, des gouvernements, comme autant de moyens d’incarner la politique — des icônes de rationalité politique, où s’exerce la « bonne » politique. Et pourtant de nombreux exemples montrent, en fait, que la politique est aussi (et souvent) ailleurs, et pas seulement dans ces espaces labellisés comme tels. Envisager [POL] comme un processus institutionnel permet de parler politiquement de pratiques que l’on n’associe pas toujours à la politique, telles la consommation (l’achat de produits biologiques), les soins de santé, ou même la sexualité.
45/ Les institutions politiques ne sont pas données; elle ne peuvent être prises pour acquises non plus. Souvent, les institutions sont elles-mêmes problématisées et circulent parmi leur public intéressé, gagnant du terrain et de la cohésion ou se brisant selon l’agitation qu’elles génèrent. Prenons l’exemple de la super-institution des Modernes : l’État. Il a été question récemment de « L’État qui se hait lui-même » (self-loathing state), cet État qui, à bien des égards, se désassemble lui-même afin de sous-traiter ses fonctions comme des solutions techniques et des mécanismes de marché. Ces mouvements ne vont pas sans résistance. Quand un ministre prêche l’austérité et qu’il est reçu sous une pluie de contestations, ici l’institution elle-même réclame une autre institution dans laquelle peut s’élaborer un accord. Autrement dit, les institutions peuvent être également problématisées.
46/ Une autre exigence pour la ré-institution de [POL] est de reconnaître que la politique en tant que pratique ou vocation est multimodale. Contre les doléances de David Chandler, [POL] n’est pas une “réduction” de la politique ; toute instance concrète d’un mouvement politique est forcément multimodale ; de manière générale, le changement politique mobilise plus que [POL] à lui seul. En matière d’institutions, ceci signifie qu’une action ou activité politique touchera forcement à la science, à la technologie, à la religion, au droit, etc.
47/ Une troisième étape consiste à rendre compte de la raison pour laquelle et de la manière dont la politique est à la fois sur- et sous-évaluée. Nous avons de grandes attentes par rapport à la question de la représentation, par rapport à la résolution de problèmes communs, par rapport aux questions de vérité et d’honnêteté. Comme nous l’avons déjà souligné, la déception est constitutive de la politique car nous nous devons de faire des compromis et de faire face à un monde désordonné et désuni. La déception provient de la double attente liée à la relation entre la valeur d’un « monde pluriel et commun » et la manière dont il est incarné par les institutions.
Identification de la VALEUR
48/ La question est "que perdrions-nous, si nous devions perdre [POL]?" Nous perdrions la protection contre une mort violente et prématurée ; la possibilité d’une certaine liberté au sein d’un collectif ; l’occasion de contribuer au changement, affectant le collectif où l’on vit et vivant ainsi dans un monde qui est (un peu) de notre propre facture. Nous perdrions la capacité de matérialiser un terrain d’entente [middle ground]. Sans la politique, il n’y aurait que deux possibilités : la résistance absolue et l’assentiment absolu ; sans [POL], il n’y a pas de terrain d’entente. [POL] ne fournit que l’occasion. Celle-ci peut-être manquée ou perdue (et peut-être que cette "occasion manquée" est le problème pour la ré-institution).
49/ [POL] porte la valeur des questions [issues] innovantes dans ses processus, car sans innovation (rhétorique, structurelle, scripturale), de nouveaux adhérents ne s’attacheront pas au projet collectif. [POL] souligne et annonce de telles innovations. La politique vient avec son lot de surprises, d’ajouts de nouveaux problèmes à d’autres plus anciens, de changements de programme, qui peuvent, bien entendu, être vus comme positifs ou négatifs.
50/ [éliminé]
51/ Une question [issue] politique, ce n’est pas seulement faire un discours politique (rhétorique): faire une déclaration, s’emparer d’une question, adressée à d’autres personnes (un collectif) pour créer de l’adhésion. Par exemple, sélectionner des aliments biologiques peut être aussi conçu comme un acte politique. Vous êtes attaché à un type particulier d’aliment, qui devient ainsi une valeur. En achetant ces produits, vous faites aussi, en quelque sorte, une déclaration [ATT]. En agissant de la sorte, vous espérez aussi susciter l’adhésion (d’autres personnes ou de supermarchés) pour espérer faire la différence (et provoquer ainsi un changement social).
52/ [POL], c’est travailler et s’atteler à des questions [issues] afin d’amener les gens à se rallier à votre cause et créer une adhésion pour rendre possible l’action collective. Ainsi, afin de suivre (empiriquement) [POL], il faut suivre les questions [issue] (sans question [issue], pas de politique). Afin de faire avancer une question, une grande variété de gestes peuvent être performés (certains d’entres eux viseront à mettre fin au processus). Pendant le processus, un grand nombre d’êtres venus d’autres modes d’existence peuvent être invités en tant que ressources. Une fois que nous suivons des questions [issue], nous découvrons qu’elles peuvent voyager vers de multiples espaces – dans des domaines à l’extérieur et à l’intérieur des institutions habituellement associées à la politique, à savoir, l’État.
53/ [POL], en tant que processus, ou suite de manœuvres [moves], a un début, une suite et une fin. Il est facile d’amorcer une manœuvre politique (il y a toujours des évènements et questions [issues] qui nous interpellent). Une étape plus difficile de [POL], c’est de ne pas laisser le processus dérailler (c’est-à-dire soit de perdre de vue la valeur de la pluralité, soit d’abandonner la communalité) ; l’étape la plus difficile de [POL] est la clôture du processus – comment laisser reposer une question [issue], c’est-à-dire comment faire en sorte qu’elle cesse d’être une préoccupation urgente, parce qu’elle s’est tout simplement évaporée, ou qu’un compromis acceptable a été façonné et édifié sous la forme d’une loi, ou que le problème a été convenablement résolu, etc.
54/ [POL] donne aux êtres l’occasion d’atteindre la capacité quasi-subjective de co-façonner la loi (nomos) à laquelle ils se conforment [bien que ceci soulève la question de l’intersection [POL·DRO]. En d’autres termes, [POL] fournit l’occasion d’une autonomie (auto-nomos). L’autonomie totale est impossible (une partie du "faux-problème" est précisément reliée à cette attente naïve) ; il n’y a cependant pas d’autre moyen d’être libre au sein d’un collectif ou dans une polis que de devenir politique. L’existence politique exige un certain degré de renoncement à ses propres intérêts dans l’intérêt de la co-existence (c.f. pluralité vs. communalité).
Opérer la réinstauration ou la redéfinition de [POL]
55/ Afin d’opérer une réinstitution, nous proposons de nous demander qui ou quels en sont les constituants, c’est-à-dire, qui ou ce qui peut être représenté dans un espace isolé et interroger, par délégation ou directement, ce qui nous préoccupe. Existent-ils de meilleurs moyens de les représenter ? Si Gaïa doit être l’intruse, avons-nous les moyens de représenter sa voix face à nos sujets de préoccupation et face à nos manœuvres politiques ?
56/ Au cœur du projet AIME se trouve l’idée qu’il faut reconnaître différents modes d’existence qui doivent apprendre à cohabiter. [POL], comme nous le savons, peut être facilement éliminé : par des gestionnaires et des technocrates qui s’approprient les processus de décision, par des marchés qui affirment être capables de réguler nos actions collectives, par des experts censés décider pour nous, par des fondamentalismes religieux qui affirment que l’autonomie est une erreur et que nous devons suivre la loi d’un (de) quelconque dieu(x). Tous ces exemples pointent vers l’hétéronomie, c’est-à-dire une situation où la loi, le nomos, qui gouvernerait nos actions collectives ne résulterait pas en même temps de nos propres discussions.
57/ Puisque [POL] doit être compris comme un mouvement, comme un mode d’énonciation qui vise (et échoue toujours partiellement) à capturer ce que nous voulons pour notre avenir, nous pensons que la question de la constitution du collectif passe par toutes les figures qui se mettent en scène dans ce que les représentants énoncent, des figures qui expriment ce qui constitue une situation à un moment donné. [POL] devrait, en effet, être exalté, animé, motivé non seulement par ce que la situation nous dit, mais aussi par ce qu’elle nous dicte. En cohérence avec le pragmatisme, faits et valeurs sont ainsi indissociables: "ce qui est" nous informe sur un "ce qui devrait être".
58/ Bien sûr, personne n’est d’accord sur ce qu’est la situation, ni sur ce qu’elle requiert, mais au moins tout le monde part d’une “situation” (au sens de Dewey), une situation qui pourrait, nous le croyons, être associée à Gaïa. Gaïa, c’est (la manifestation d’)une multitude de situations (questions, préoccupations, etc.). Ces situations peuvent être composées de figures variées : des écosystèmes, des faits scientifiques, des technologies, des principes, etc. qui dicteront leur propres conditions, mais dont les représentants devront déterminer qui ou ce qui va compter collectivement.
59/ Ce qui est crucial dans ce processus, c’est qu’il soit accompli sous les auspices de [POL], c’est à dire qu’il y a une question [issue] (en tous cas pour certains) et qu’il y a beaucoup de positions par rapport à cette question, ce qui veut dire que cette question veut dire bien des choses différentes à bien des gens. À la fin, nous devons régler ou momentanément résoudre la question, ce qui implique des sacrifices, des déceptions, des sentiments d’aliénation, etc. [POL] a ses propres exigences. Il peut certes écouter d’autres modes d’énonciation [REL], [REF], [ATT], [ORG], etc.), mais il a sa propre rationalité.
60/ La politique n’aboutit pas à un consensus ou à une unité, mais à un "je peux vivre avec cela…" ; "nous pouvons vivre avec cela…" Comment désenfler [POL] sans le dégonfler complètement ? Nous ne voulons pas d’un ballon percé ou trop gonflé (nous sommes contre les explosions). Si la vie bonne [the good life], dans le vieux sens moderniste du terme, était vitaliste et donc essentialiste ("la vie est ce qu’une chose vivante possède en elle"), une nouvelle version de la vie bonne ne devrait-elle pas être ce "vivre avec", ce "Je peux vivre avec cela" ?
61/ Quand nous vivons avec, nous vivons peut-être suffisamment bien. Dans cette bulle, la pression est réduite, ce qui veut dire que la bulle ne peut pas exploser. De même, la membrane n’est pas percée, l’espace ne peut pas s’effondrer, cette forme de vie n’est pas asphyxiée. Lorsque nous atteignons le "je peux vivre avec cela", sommes nous "déçus" ? Oui et non. "Ça pourrait être pire". La politique doit se désenfler quelque peu sans jamais aller jusqu’à l’aplatissement complet. Nous devons conserver assez de pression pour continuer à respirer, vivre-avec, bien vivre. Bien vivre avec Gaïa, c’est "vivre avec cela…". Cette vie géopolitique est une succession de "ça".
NOTRE RELIGION
Préambule
62/ Nous, représentants (évidemment auto-proclamés) des Modernes, souhaitons porter à la connaissance de nos amis comme de nos opposants les propositions suivantes pour enregistrer les modifications profondes que nous sommes prêts à subir, à cause des mutations de la Terre, dans la vision que nous avons de notre passé comme de notre avenir.
63/ Nous proposons la description suivante de la situation dans laquelle nous nous trouvons. La fin des guerres des religions aux XVIe et XVIIe siècles a fait l’objet d’une trêve qui a évité les violences mais qui a neutralisé la question des liens de la religion et de la politique. Il y a eu pacification, mais pas de paix. Si l’État est apparu pour imposer la trêve entre les religions, par ce geste, il s’est lui-même imposé comme nouveau principe de totalisation. Ce “coup d’État” a permis de mettre fin aux hostilités en gelant les conflits mais n’a jamais permis d’entamer la négociation d’un traité de paix au-delà d’un désarmement policier. Nous proposons aujourd’hui d’ouvrir enfin des négociations afin d’empêcher la reprise de nouvelles guerres d’une part entre religions et d’autre part entre religions ([REL]) et d’autres modes ([MET], [POL], [REP] en particulier).
64/ L’affirmation de la Souveraineté de l’État nous a trop longtemps dispensé de négocier une paix. On a pris pour une paix ce qui revenait à redistribuer les fonctions de la religion et de la politique. On peut passer d’un montage théologico-politique à un autre, mais pas se passer d’un montage (pas plus qu’on ne peut se passer d’épistémologie politique, bonne ou mauvaise). C’est ce qui interdit aux Modernes, malgré leurs illusions, de croire vivre dans une époque totalement et sereinement séculière. D’ailleurs, l’affaiblissement vertigineux de l’État montre assez que le réveil des fanatismes n’est en rien derrière nous.
65/ D’où, nous en sommes convaincus, l’impossibilité de faire l'économie d'une analyse approfondie du mode [REL]. En effet, c’est de la religion [REL] que l’on a tiré le trope même d’un « après » radicalement distinct d’un « avant ». Le même trope qui avait servi à croire qu’on abandonnait les déités cosmiques et les divinités psychiques a ensuite fait croire qu’on abandonnait les dieux de parole. Or c'est bien cette idée-même d’un avant et d’un après que la mutation écologique rend aujourd’hui intenable : ce que vous croyez être « avant », derrière vous, surgit devant vous, face à vous.
66/ Devant cette intrusion, se dessine le risque d’une « religion de Gaïa », fanatisme porteur d’un nouveau mauvais montage théologico-politique. Une religion de Gaïa aurait en effet tout pour terrifier si nous n’étions pas capables d’extraire les divers poisons de totalisation/unification secrétés par la religion et qui ne cessent d’infecter la Science, la Politique, l’Économie, l’Écologie. Imaginez une autorité qui se réclamerait à la fois de la Nature, de l'État Souverain, du Marché, du Globe et même du Dieu !
67/ Si notre tâche commune est de soigner les Modernes de leur hubris pour faire redescendre sur Terre (par une déflation partagée par les autres groupes de travail) la Science, la Politique, l’Économie et l’Écologie, alors il faut aller jusqu’au bout dans l’analyse des forces qui continueront toujours d’imposer aux Modernes des idées de totalisation/unification.
Titre I. Gâchis, occasions manquées et crimes commis
68/ Avec la religion de [REL], s’introduisent simultanément deux questions qui n’avaient aucun sens avant : la question de la vérité et de la fausseté en matière de religion et la question de la fin des temps, des temps accomplis, de l’altérité radicale. Avec ces deux éléments (captés par la notion de « révélation ») s’introduisent de terribles puissances que les Modernes ne sont jamais parvenus à domestiquer ou à confiner. Géniaux et fous, les Modernes héritent d’une tradition dont ils ignorent encore aujourd’hui les périls autant que les vertus.
69/ L’instabilité propre à [REL] vient de ce qu’il y a toujours eu une incertitude fondamentale sur sa valeur - l’accomplissement des temps, la fin, l’altérité radicale - et les figures qui traduisent cette valeur - le peuple associé (peuple saint, église, etc), la cosmologie, la notion de totalité, l’universalité. Cette instabilité explique la folie aussi bien que les crimes et va donner à la notion d’institution un rôle terriblement ambigu - opposition du messianisme et de la bureaucratie (voir titre II).
70/ La marque empirique de cette instabilité, c’est l’obsession iconoclaste qui s’applique d’abord aux “faux dieux” mais qui ne cesse de travailler ensuite les Modernes qui retournent la tradition iconoclaste contre la religion. Il y a eu une translatio imperii de cette question depuis le peuple saint de Yahvé, par l'église du peuple de Dieu étendu aux “gentils”, jusqu'à ces humains génériques à la fois exceptionnels et quelconques assemblés par le Dieu barré de l'existence séculière. À chaque fois, le marteau iconoclaste frappe les faux dieux, ceux de [MET] comme ceux de [POL] puis ceux de [REL]. Ce qui a demeuré de cet iconoclasme constitutif des Modernes, c'est l’anti-institutionnalisme, cette idée qu'on pourrait se passer d'institution si seulement on pouvait en sauver le noyau de vérité.
71/ En gelant, faute de négociation de paix, l’analyse des sources de l’iconoclasme comme celles de la totalisation, les Modernes ont lâché sur le reste du monde des missionnaires fanatiques et multiplié les programmes de conversion (des brûleurs de fétiches aux écologistes parlant au nom de la nature ou, maintenant, du « développement durable » ou « du CO2 »).
72/ Cette fragilité constitutive des êtres de [REL] va expliquer pourquoi la religion va contaminer les autres modes. En effet, taraudés par l’annonce de la fin des temps, d’un accomplissement des temps, toute occasion a été bonne aux Églises pour se reposer en se déchargeant de leurs tâches d’attente sur une définition simplificatrice de l’assemblée politique. Ce Royaume réalisé trop vite pervertit [POL] autant que [REL] en créant les amalgames terrifiants du “militant” pour qui la politique est une voie du salut ou de l’État totalisateur capable d’offrir le salut. Cette décharge de la religion sur la politique va pousser les peuples associés à [POL] à attendre de la politique le salut, rendant de ce fait impossible la déflation nécessaire du politique.
73/ On voit donc que sous ce terme faussement unifié de religion, se retrouve un polythéisme pratique qui rend illusoire aussi bien l’idée d’en avoir fini avec la Religion que de pouvoir rendre partageable une définition unifiée de ce qu’elle permet. L’obsession iconoclaste contre les faux dieux a aveuglé ce qui allait devenir la religion de [REL] sur sa propre vérité. Obsédée par les êtres de [MET], jamais dans l’histoire des Modernes elle n’a vu comment soigner cette obsession. Elle a donc besoin d’une thérapie que peut permettre la venue de l’intruse. Confinés dans un monde sublunaire par l’intrusion de Gaïa, nous, Modernes, devons choisir entre génie et furie : à l’« Anthropocène » vous ne pouvez plus vous permettre d'être à la fois génial et fou, il faut choisir.
74/ De ces gâchis, occasions perdues et crimes, on pourrait être tenté de conclure qu’il nous faut laisser une fois pour toute la religion derrière nous. Ce ne serait pourtant que refaire le mauvais geste religieux le plus ancien, le geste iconoclaste, et détruire la tradition qui nous lie à la “grâce” et au “salut”.
75/ Nous ne proposerons donc pas d’abandonner derrière nous la religion mais de la ramener sur terre (to deflate). Pour travailler à ce retour sur terre de la religion, nous sommes prêts à abandonner : la confusion entre la véridiction religieuse et l’attaque des « faux dieux », les déités cosmiques comme les divinités psychiques ; la confusion entre l’achèvement des temps et la totalisation cosmique qui n’en est que l’une des figures ; la confusion entre l’institution du salut et la défiguration en salut politique. Sans cette déflation de [REL], l’espoir de réinstituer les autres modes à partir de l’expérience de leur valeur nous semble vain.
Titre II. Institution: image exemplaire
76/ Pour permettre la reprise de la négociation de paix, nous avons besoin d’un concept fort d’institution qui vient largement de l’histoire de la théologie politique. Il faut distinguer deux sens du mot institution. Le premier (au sens romain) qui est proche de l’organisation, de la convention, du formatage, comme dans “l’institution du droit, du mariage, du contrat, etc.” ; là, l’institution n’a besoin d’aucun autre fondement que soi même. Le second sens, introduit par [REL], qui installe au centre de sa notion l’incertitude sur ce qui constitue son noyau de vérité par contraste avec ce qui n’est que superflu (l’Esprit et la Lettre). S’introduit alors cette nouvelle incertitude : on ne peut pas dire qu’on respecte une valeur sans respecter aussi l’institution ; on ne peut pas respecter l’institution sans la reprendre.
77/ « Ecclesia semper reformanda » (l'Eglise est toujours à réformer) : l’ecclesia est l’image de l’institution dans la mesure où elle a pensé plus que tous les autres au drame même de l’institué, ce qui doit toujours être repris pour continuer. Les églises savent qu’elles doivent toujours être réformées puisqu’elles restent conscientes qu’elles trahissent toujours profondément leur message essentiel : la fin des temps, la parousie qui, par définition, n’a nul besoin d’elles telles qu’elles sont. Les églises se savent fragiles, fausses, pécheresses. D’où l’abîme maximal entre grâce et bureaucratie qui les rendent à la fois horribles aux yeux des contemporains – l’église catholique romaine comme contre-modèle de toute institution vivante – et modèle puisqu’elle prétend marier le plus lourd avec le plus léger.
78/ Nous affirmons qu’il y a dans cette question religieuse et dans l’institution qui lui correspond une valeur essentielle qui est l’altérité même, définie par « l’accueil de l’accueil », la « fin des temps », dont les formulations et les déclinaisons n’ont cessé de changer au cours de l’histoire mais que l’intrusion de Gaïa oblige à reprendre encore une fois sous une forme nouvelle (au lieu de penser que c’est derrière soi). L’intrusion de Gaïa nous enjoint d’assumer un montage théologico-politique : « Ayez une théologie politique, au lieu de penser que tout cela est déjà derrière vous ».
79/ « Ecclesia peregrinans » (église pèlerine, en chemin). L’ecclesia est aussi un modèle parce que, pour elle, son existence instituée n’est pas seulement un mal nécessaire provisoire, un pis-aller, une nécessité organisationnelle: elle sait aussi qu’elle peut être sauvée. Les églises produisent l’anti-institutionnalisme qui les condamne à être dénoncées mais savent aussi qu’elles ont besoin d’un anti-institutionnalisme capable de leur porter secours. Toujours contestée par les prophètes, elles savent aussi qu’elle ont besoin du prophète et du saint pour les sauver de ses habitudes. Sans savoir les reconnaître, échouant toujours à les reconnaître, elle sait pourtant qu’elle doit les reconnaître.
80 / Comme l’a bien montré Spinoza dans le Traité théologico-politique, si l’institution est une bonne image du travail de la reprise, c’est qu’elle est constituée de ceux qui comprennent rétrospectivement qu’ils n’innovent pas mais qu’ils retrouvent le sens de ce qui avait été dans la tradition. En ce sens le mot « reprise » lui-même vient de l’ecclesia.
Titre III. Réhabiter la Terre (les terres) sous la pression de Gaïa
81/ Nous voulons saisir l’occasion de la crise de la Terre pour reprendre le vieux terme d’œkumène pour réintroduire “l’espace charitable” des terres habitées (étymologie de œkumène) contre toutes les notions prématurées de global ou de mondial. C’est à partir de cette condition œkumènique oubliée que nous proposons d’accueillir la situation dite écologique laquelle, en se délivrant de l’unification par la Nature, se soignerait en parallèle de son poison. Alors, nous aurions une chance de transformer le long armistice qui a depuis trois siècles figé les positions en un traité de paix.
82/ Nous proposons de conclure qu’on peut donner aux thèmes de la grâce et du salut une institution littéralement posthume en reprenant la question de l’accomplissement des temps mais en l’exfiltrant de ses figures économiques, étatiques, morales ou scientifiques.
83/ Nous appelons religion posthume (au sens [REL]) la reprise qui permettrait de retrouver la tradition œcuménique (au sens étymologique du terme et ni au sens d’« oecuménisme » comme doctrine chrétienne universaliste ni au sens de « dialogue interreligieux ») des églises multiples d’avant la Réforme et la Contre-Réforme. Cette multiplicité pratique a disparu au moment des guerres de religion et de la trêve étatique. Or, c’est cette multiplicité qui était le principe d’individuation des différentes églises. En ce sens l’œcuménisme serait le nom possible de la diplomatie à mener à l’intérieur d’un mode et entre les modes.
84/ Nous proposons que le réveil des êtres de [REL] permettrait de désigner toutes les formes de globalisation, d’unification, de totalisation, comme étant des principes d’ordre politique et religieux, ce qui délivre de leur attachement aux définitions anciennes de la Nature moderniste et du cosmos. Au lieu de faire du global, du planétaire, de l’unifié, du pacifié - au sens de fin et d’accomplissement - faites-le par l’oekumène et sa paix, pas par la Nature, le Globe ou l’État.
85/ Le dispositif de parole des êtres divins est d’une diversité et d'une richesse millénaires. Nul ne peut faire taire quelqu’un en disant que Gaïa est muette et ne parle pas: les êtres de [REL] sont à la fois silencieux et capables de faire parler, de donner comme des Écritures à interpréter. Gaïa ne parle pas mais il y a une exégèse libératrice des Écritures offertes à l’âge de Gaïa. (On réinterprète le livre de la nature). Cette exégèse posthume saisirait l’occasion d’un nouvel accueil, celui de la Silencieuse. Nous rejoindrons l’assemblée œcuménique des peuples autour des écritures de Gaïa. Nous en appelons à une conférence des exégètes de Gaïa.
NOTRE "ÉCONOMIE"
86/ Nous autres Modernes considérons qu’il ne faut pas faire l’économie de l’économie. Nous ne voulons pas dire par là que l’économie est indispensable (peut-être que oui, peut-être que non…), mais qu’il faut « payer » le prix de toute économisation. « On n’a rien sans rien », y compris l’économie : toute mise en économie est un travail, elle a un « coût » – les guillemets étant là pour dire que justement, avant cela, ces coûts ne sont que métaphoriquement économiques, ils ne sont ni économisés ni économicisés, et tant mieux : ce sont eux qui révèlent qu’il y a des choix, d’autres voies possibles, des gagnants et des perdants, des êtres ou des potentialités écrasés ou développés, etc.
87/ Ce sont ces choix, ces autres possibles, qui révèlent qu’en fait il n’y a pas d’Économie, au sens de substance, mais rien que des économisations, au sens d’existence. Nous avons jusqu’à maintenant eu tendance à privilégier l’économie-substance, formulée en termes de règles. Cette obsession est trompeuse, c’est elle qui a provoqué la confusion de catégories et au passage, qui nous a lancés directement sur le chemin de la productivité, puis dans celui de l’obésité, dans la forêt de la pauvreté. La substance n’est pas un argument viable… pas avant d'avoir réglé les possibilités de destruction qui pèsent lourd sur Gaïa. L’économie-substance est une manière d’exclure et de garder les experts en charge.
88/ En passant de l’Économie vue comme Loi du monde, aussi légère et abstraite qu’impérative, ne faisant rien mais dirigeant tout, à la pluralité tâtonnante d’économisations toujours à revoir et à refaire, nous abandonnons l’image d’un espace économique lisse et d’une articulation entre ordres de réalité clairement séparés, au profit d’une navigation entre des plaques tectoniques, ou des morceaux de banquise. Donc pointe la même question que dans d’autres modes : comment « instituer » cette façon de ne « laisser faire » l’économie qu’à titre d’expérimentations concurrentes, à réviser et à discuter. Scripts empilés, enchevêtrés, pas du tout morceaux d’un ensemble cohérent, ou prédéfini, ou rationnel, ou planifié. Pas de tour de table et de donnant-donnant arrangeant tout le monde, alors : des agencements provisoires, avec entre eux des frictions, des béances ou des gouffres, des cassures, tout cela ne tenant jamais très longtemps. Plus techniquement, l’économie, c’est l’addition hétérogène de statistiques, de comptabilité, de politiques industrielles, d’entreprises, de fiscalité, d’État, de planification, de marchés, de calculs théoriques et d’économétrie, c’est un entassement hétéroclite de dispositifs loin de jouer tous dans le même sens. Il y a entre eux tous les jeux disponibles pour les faire se corriger, dès qu’on ne les pense plus comme système (système dont il suffirait de toucher à un des éléments pour le faire s’effondrer, à l’image du mikado). Ces constructions plus ou moins cohérentes ne sont pas les pièces d’un puzzle sur un plan économique cadré par ses lois abstraites, il n’y a pas de plan, mais des stabilités provisoires en cours d’expérimentation.
89/ Si donc on ne voit plus d’Économie – comme machine neutre, incroyablement efficace pour transformer « au moindre coût » nos problèmes en solution, avec un prix dessus – mais une pluralité conflictuelle et ouverte d’économisations qui sont toutes à leur façon « coûteuses », alors on ne peut en garder les éventuels profits que si on discute de ces coûts, de ces pertes, de ces dommages. Et comme ces coûts sont hétérogènes, mal définis, indisciplinés, à éprouver, eux, puisque justement ce sont des attachements non encore économicisés, il n’y a pas de réponse toute faite. Le problème n’est pas de les économiciser au plus vite, mais au contraire de ralentir les solutions, de poser les questions, de mesurer les pertes, et cela, sans savoir où l’on va : donc en augmentant le concernement autour de toute économisation.
90/ Il ne s’agit donc pas, au premier degré, d’intégrer à l’économie ce qu’elle aurait négligé : ce serait déjà admettre que tout est économisable avec profit, que ce n’est qu’une question de prise en compte élargie du monde par les économistes – « d’accord, laissez-nous faire, on va vous calculer ça ». Non, si l’on considère l’économie comme une pluralité d’économisations, possibles ou non, à faire ou non, dont on ignore les enjeux et les conséquences, il s’agit, en quelque sorte au second degré, d’accompagner toute économisation par une veille, une attention, une vigilance, qui soient à la hauteur de ses promesses : de toute économisation il faut payer le prix. Mais comment faire, puisqu’on ne sait pas, justement : et bien essayer avec les intéressés, « faire » autrement, proposer des dispositifs variés, d’un côté ; et, au lieu de balayer sous le tapis les questions qui fâchent, inscrire dans les scripts leur propre discutabilité et leur propre révisabilité. Pour cela, il faut redonner une voix forte aux discordances, et confiner (pour son bien…) l’économie : à la fois de l’extérieur, en s’appuyant sur des institutions « concurrentes » (droit, politique, morale…), et de l’intérieur, en promulguant des obligations de révision et d’auto-limitation des scripts.
Titre 1: Ralentir l’économie : le prix des attachements et des attentions
91/ Si l’économie est un montage qui stabilise et met en boîte noire des solutions, la condition pour qu’elle soit acceptable ce n’est pas qu’elle marche, qu’elle soit scientifique, qu’elle soit rationnelle, etc., donc qu’on lui laisse les clés quitte à lui retirer quelques domaines sacrés, mais au contraire qu’elle soit partout utilisable mais toujours sur un mode discutable, provisoire, révisable. Même et surtout si la discussion elle-même coûte, retarde, si donc elle a un prix, elle a aussi du prix (Dewey) : c’est bien là qu’elle révèle et exprime les attachements. Si l’économie est chère, elle pourra aussi nous être chère.
92/ [ATT] permet de saisir ensemble les biens et les personnes. Au-delà de la « fulgurance », les institutions doivent entretenir un [ATT] épais, non pas un simple fil mais un lourd tissage, et faciliter ainsi de parfois opter en faveur de certains au détriment d’autres. Les attachements renvoient toujours à une mise à l’épreuve de ce à quoi on tient, c’est pour cela que vu de l’économie, ils font le pont entre l’instantané que l’achat impulsif indique, et les lourdeurs, durées, corps et inerties qui nous portent. Il y a dans le mot à la fois du passif (ce qui nous attache) et de l’actif ( le « -ement » d’attachement : ce à quoi on s’attache en effet, ce dont on accueille la détermination, cet accueil renforçant nos attachements – ou parfois nous obligeant à y renoncer).
93/ Nous disons OUI à toute expérimentation. Il faut entendre ce mot hors tout formatage préétabli, chacune invente ses dispositifs et ses évaluations, ses espaces et ses limites. Il s’agit d’un couplage entre une action collective, et des précautions et mesures qui l’accompagnent, quitte à la retarder : les économisations expérimentales ont besoin de vigiles, d’espions, d’alertes, de rappels, de seuils à ne pas dépasser. Tous ces êtres sont des êtres de l’exploration et du « care ». Un peu comme le « speculum » latin, ce sont des éclaireurs, ni dedans ni dehors. Si nous tentons d’installer une de ces économies in the making, nous avons besoin d’une multitude de ces petits rapporteurs permettant d’évaluer où l’on en est. Échec et abandon ici, correction là, amplification ici, destruction brutale là… Car il faut bien « veiller » sur nos attachements : répertorier les expérimentations, mais aussi les protéger... sonner l’alarme lors des dangers, mais aussi lors des promesses. Cela demande ainsi de nouvelles compétences, de nouvelles sensibilités, pour apprendre à prendre le temps de l’économisation — veiller, être alerte, curieux, respectueux : des nouveaux rôles (et professions ?) pour économiser. Cela suppose de changer de descripteurs, en mettant l’accent sur des acteurs, des collectifs, des choses qui se font, non sur les seuls chiffres et les ratios (économie industrielle vs calcul économique). Et d’éviter la réduction à l’individu, tout cela est rempli de collectifs de degré de cohésion plus ou moins fort, professions, entreprises, mouvements sociaux, organisations, etc. Des corps au sens large.
94/ De même, nous disons NON au chantage permanent des économistes : « bonne idée, mais non, ça ne va pas être possible un monde nouveau, ça risque de planter le système ». Il n’y a rien de tel qu’un système à préserver pour lui-même dans l’économie, et dont tout effort pour le contrôler briserait l’irrépressible élan. Au contraire, plus il y a des problèmes qui se pointent, plus il y a possibilité de concernements, d’inventions, de reprises – et éventuellement d’économisation intéressante – mais pour tous. Oui à l’économie concernée, oui aussi à l’économie concernante, c’est-à-dire à l’économisation comme expérimentation pleine de promesses et d’espoirs, mais toujours coûteuse, à qui ne laisser ouvrir un marché que sous couvert de sa mise en discussion et de l’inscription d’un droit à révision. Car les coûts sont aussi vertueux, ils prennent la mesure des efforts à consentir pour expérimenter des mondes nouveaux (commons ou économies alternatives, sur les bords de l’économie, mais aussi en son centre de gravité, en interrogeant la monnaie, la finance, l’entreprise, etc.).
95/ L’idée de Hayek d’une institution négative, faite de « ne pas », dit bien quelque chose, une fois débarrassée de son côté enclos autour d’un espace enfin purement économique. Mais comme le ralentissement, en réalité ces « ne pas » ne sont pas du tout négatifs, ils sont le temps gagné à perdre du temps.
96/ Tout comme Hayek (et d’autres...), nous sommes convaincus que le temps est une question décisive ; tout comme Hayek (et d’autres… par exemple, Israel Kirzner), nous voyons l’économisation comme une danse avec l’incertitude ; tout comme Hayek, nous regardons avec intérêt les expériences et les expérimentations. Pour autant, sommes-nous devenus hayekiens ? Ce qui nous rassemble/ressemble est plutôt la mise en garde contre toute forme suprême de répartition. Suivant Hayek, l’État joue le rôle du méchant loup doté de pouvoirs magiques et du droit à étouffer toute expérience qu’il ne désire pas, peu importe la raison. Donc, oui, nous partageons avec Hayek la mise en garde contre toute composition à la va-vite du bien commun. Mais compte tenu du bilan mortel des écoles d'économie autrichiennes, c’est aussi avec un certain soulagement que nous avons quelques différences marquantes avec elles. La pensée de Hayek et de ses disciples est à la fois ancrée dans un darwinisme agressif – les expérimentations élimineront les candidats les plus faibles et célébreront les mieux adaptés – et dans une définition étroite de l’efficacité, que vient couronner le « juste prix ». Ce couple est chapeauté par une mobilisation de la règle juridique – elle aussi comprise comme un résultat sage et durable d’un mécanisme de marché – qui assure une procédure et le maintien d’un minimum d’ordre aux expériences sans cela sauvages des entrepreneurs.
97/ Mais à la différence de Hayek, nous n’essayons pas de défendre un petit enclos où l’économie, institution minimale et n’ayant pas besoin d’institution, pourrait enfin fonctionner sans brides ni freins, simplement protégée par des institutions négatives chargées de ne pas l’entraver. Le parallèle avec l’image du middle ground par opposition à l’image de la frontière est frappant là aussi : c’est au contraire au cœur ou au chœur de l’économie qu’il faut donner voix au maximum d’institutions possibles, toutes provisoires et non fondées, chacune expérimentant ses petits montages, créant des zones provisoires de stabilisation, sous la pression des autres. Nos barrières sont intérieures. C’est le temps à leur accorder avant de les démolir qui est à négocier.
Titre 2 - Prendre au sérieux la vertu des coûts de transaction
98/ Mais comment créer du temps ? Ou, pour reprendre les termes de l’enquête, quel est le critère de félicité de l’économie ? Certainement pas qu’elle marche – au contraire, dans ce cas il faut vite crier Danger ! – mais qu’elle fasse apparaître toutes les résistances, les attachements laissés pour compte qu’elle écrase. Idée assez polanyiesque, que l’économie est impossible, (comme on dit qu’un gamin est impossible), qu’elle n’est que la mesure des oppositions qu’elle fait exister… C’est cela qu’une institution anti-instituante (à la Hayek) pourrait viser : dit plus techniquement, c’est une exigence quasi légale de mise en garde contre toute irréversibilité. Le problème de la taille et de la durée de ces formations expérimentales ne doit pas être résolu dans l’absolu ou par une règle, ce serait contradictoire. Surtout, il nous faut nous libérer du diktat de l’efficacité. Réinstituer une nouvelle valeur, la valeur des coûts de transaction, mais cette fois-ci, prise au sérieux.
99/ La vertu de l'économie ne se trouve pas dans une efficacité conçue indépendamment des problèmes et intérêts des individus, mais plutôt dans sa capacité à faire émerger et connaître des préférences. Susciter ces préférences – ce que nous tenons pour être bon, sinon déjà commun du moins assez concordant pour que nous puissions le formuler et le défendre –, outre que cela crée ce bavardage bruyant de la conversation cher à Tarde (cf. AIME), c’est la seule solution pour éviter que les expériences des expérimentations économiques ne soient que la chimère de scientifiques irrespectueux. Le nouveau geste de notre économie ne consiste pas à nous interroger sur le bien-fondé d’un déjeuner gratuit, mais plutôt sur l'efficacité des institutions économiques.
100/ Les récentes vicissitudes de la banque française BNP-Paribas auront permis de clarifier la nécessité de ne pas se précipiter vers une définition toute faite des coûts de transaction. Les monnaies nationales ont longtemps été saluées comme véhicules d'efficacité et de faibles coûts de transaction. Depuis les années 1970, le dollar américain a incarné la fiction d'une économie mondiale libre de l'incertitude du taux de change. En 2014, BNP-Paribas paie une amende de 9 milliards de dollars pour être autorisée à garder les opérations d'exploitation en dollars américains. La raison d'une telle amende est une violation de l'injonction du Département d'État interdisant les transactions économiques avec des états ennemis (Cuba, Iran et Soudan). Ne voilà-t-il pas soudain que le « libre » coût de transaction du taux d’échange doté d’un coût énorme ! Combien la banque française aimerait alors qu’il existe une autre monnaie de change et que soit lancée une autre expérimentation collective, qui la rende indépendante de la diplomatie de l'administration américaine actuelle. Accessoirement, on voit avec quelle rapidité les puissants savent, eux, mêler le pur rapport de force (« vous voulez le marché US, vous acceptez l’amende »), le politique, le juridique et l’économique, et jouer sur leur étanchéité officielle. L’économie ne trompe que ceux qui croient en elle.
101/ On objectera. « Mais tout cela est beaucoup trop cher ! Comment pouvez-vous vouloir une augmentation des coûts de transaction ?! » Il y a un premier argument face à cette objection : les coûts de transaction ont déjà explosé. L'économie semble réduire les coûts, en stabilisant les techniques et les procédures de calcul – mais ces coûts doivent être constamment révisés, adaptés, tordus, etc., à un coût énorme. Il y a toute une armée d'économiseurs engagés pour cela : les économistes, mais aussi et surtout les comptables, les gestionnaires, etc. Non seulement cette armée coûte très cher en un sens monétaire, mais elle est également coûteuse du fait qu’une telle professionnalisation de l'économisation empêche les intérêts passionnés des autres participants d’être pris en compte. Il est urgent de redistribuer l’économisation en abolissant le gestionnaire professionnel, le comptable professionnel, l’économiste professionnel. Gérer, compter, économiser, c’est l'affaire de tous ! Ceci dit, nous sommes prêts à reconnaître que cet effort pour désinstitutionnaliser et redistribuer l'économie comporte un danger d’hégémonisme. Comment préserver la déflation – le ralentissement – de l'économie sans revenir à une autre totalisation, ou la créer : peut-être le mode [REL] pourra-t-il nous aider dans cette entreprise !
102/ Il ne faut donc pas entendre dans notre essai de « ré-institution désinstituante » de l’économie une tonalité social-démocrate. La social-démocratie croit en théorie aux réalités données (marché, social, droit, etc.) et les compose en bricolant dans la pratique. Nous visons l’inverse, accepter théoriquement le pluralisme d’un monde multimodal dans lequel aucun ordre n’est donné, et nous confronter pratiquement à la violence des choses, aux choix nécessaires et jamais fondés à faire, à la lutte contre d’autres prétentions réductrices, ou contre les nôtres. Et surtout au combat pour … sans savoir exactement pour quoi. D’où l’urgence et le ralentissement, le combat nécessaire et l’incertitude, l’engagement sans garantie, la prise de risque et l’expérimentation, toutes postures très éloignées du compromis permanent et d’une indécision confondue avec de l’ouverture.
103/ L’idée qu’« on ne sait pas » mais qu’on essaie n’a donc rien d’anecdotique, elle est au cœur de ce mélange pragmatiste d’engagement et d’incertitude qui est notre lot, face à des mondes toujours à faire. Instituer dans un plurivers post-EME (hum…), c’est insister sur ces deux termes à la fois, l’action et l’ignorance, l’engagement sans la garantie d’un appui sur une raison ou un ordre donné. Juste un montage dont la durée est à négocier, et qui ne tient que par l’action des collectifs concernés (par exemple les vins bio). L’institution prend un tour non seulement « positivement négatif », mais aussi un ton qui s’écarte de l’idée qui lui colle à la peau, celle d’un ordre à établir. Il s’agit plutôt d’organiser le désordre, ou de désorganiser les ordres, ou de désordonner les organisations, tout en les laissant se lancer dans la bataille …
Titre 3 - Inscrire le désordre dans les scripts, ou la possibilité de révision
104/ Nous voulons bien débattre des « bénéfices » de l’économie, des avantages qu’elle peut ou non procurer (la « quittance » une fois achetés les biens, la circulation, l’innovation, la possibilité d’investir, pour reprendre la liste de Polanyi : tout ce à quoi peuvent vouloir tenir à bon droit les économistes soucieux du bien commun). Mais alors, loin de déléguer le problème à l’Économie (« ne vous occupez de rien, on s’en occupe »), comment organiser sans savoir les réponses, la "débattabilité" des mises en économie ? Non pas rendre encore plus dynamiques les cadres dynamiques ni recueillir les désirs des consommateurs dans des panels de plus en plus inventifs (ça c’est le travail des marketeurs), mais « contenir » les scripts, les laisser hésiter, les retenir, par des alertes, des protestations, des contestations, de toutes formes, imprévisibles, cadrables ou non : écouter les voix discordantes, pas seulement celles qui rentrent dans le cadre et le renforcent. Faire des essais, des expérimentations, appuyés sur des acteurs concernés – ou plutôt, inscrire le concernement dans les scripts mêmes de l’économie : pas de blanc-seing, toute économisation doit être accompagnée (merci le droit, la politique, la morale, la famille, la religion, etc.) d’un droit de révision, d’échéances où rendre des comptes elle-même, et aussi de la possibilité de remises en cause sauvages, lorsque l’état des choses l’exige (merci Gaïa, si l’on veut !). La formulation est importante : on voit qu’il s’agit moins d’accord et de coordination (on peut ne s’entendre que sur des désaccords), mais d’actions entreprises par des collectifs concernés, que seule leur propre réalisation permet de juger, d’estimer, d’apprécier (c’est le double sens deweyien du prix des choses : avoir du prix, avoir un prix). Moins comparer des biens dans un même espace avec un même étalon, qu’évaluer dans l’action des expériences incommensurables.
105/ Que pourraient être les conditions à mettre en place pour assurer la réversibilité des scripts ? Nous l’avons déjà annoncé : l’intérêt de maintenir ouverts les scripts est de changer l’économie en une série d’expérimentations réussies. Plutôt que de céder à la tentation de la célébration aveugle ou du rejet global de l’économie, nous plaidons pour une économie qui soit un site où tenter des expériences soient tentées – ou au moins où des expériences puissent l’être. Il est important de nous prémunir contre la désillusion qui (à la suite de Weber lui-même) s’empare de bien des auteurs critiques de l’économie sur la possibilité de la réviser. Mais cette ouverture à l’expérimentation suppose aussi quelques limites. L’exigence rigoureuse que les scripts soient révisables a une conséquence : la nécessité d’éviter les situations où les scripts iraient si loin, ou dans lesquelles les scripts interconnectés seraient si nombreux qu’en réviser un ferait courir à l’ensemble du « système » un risque d’effondrement. Il faut donc mettre en place une forme de protectionnisme. Mais cela ne signifie pas établir des frontières stables, « extérieures » – protéger les économies nationales, telle ou telle industrie, etc. Il doit s’agir de frontières mobiles – de frontières « intérieures » à constamment établir, supprimer, réétablir. Des frontières contre l’hégémonisme rampant d’un script ou d’un ensemble de scripts.
106/ Le but est donc à peu près clair : qu’aucun script ne commence à s’installer comme le moule des autres, la réalisation en voie d’achèvement de son propre récit, prêt à digérer tous les autres. Les formes de cette vigilance plus ou moins volontariste qui force à l’auto-limitation, il faut reconnaître qu’elles restent à trouver, en puisant chez les voisins (les autres modes ou institutions déjà cités, du droit à la la famille, etc., mais aussi bien des protestations, des émeutes et des soulèvements, une lente « prise de conscience » de l’environnement ou de la qualité des choses au quotidien, ou la rupture brutale d’un mode de fonctionnement mis à l’arrêt, etc.). Les affaires sont « à faire » en effet…
107/ Il nous faut néanmoins reconnaître que les modalités d’une telle vigilance ne vont pas de soi. On pourrait exiger qu’aucun script ne soit trop vaste – instaurer une limite de taille, empêchant la croissance excessive de certaines entités, un peu à l'instar de lois anti-trust. Mais les choses se feraient beaucoup plus délicates dès que la nouvelle constitution aurait à s’attaquer aux systèmes de scripts : comment empêcher l’empilement des systèmes ? Une direction possible pourrait être de fixer des limites d’extension aussi aux chaînes de scripts – par exemple, qu’aucune chaîne ne soit plus longue que tant d'éléments, et que chaque nouveau script produit indique la chaîne dans laquelle il s’inscrit ou qu’il génère, pour vérifier qu'il suit cette exigence. Au lieu des stress tests conçus par l'infâme Banque des Règlements Internationaux, il s’agirait plutôt d’assurer la divulgation des conflits générés par la confiscation de scripts, afin de forcer les scripts à être relativement autonomes. Une première condition mise à la réécriture d’un script serait donc la nécessité pour chaque script d'être autonome vis-à-vis des autres scripts, pour instaurer une forme de modularité. Empêcher ainsi l'enchevêtrement de nombreux scripts rend possible d’en écarter un isolément, et donc de refuser l'argument selon lequel un script est trop central pour l'ensemble du système économique pour qu'il soit mis en faillite – l’argument du « too big to fail ». Mais il est aussi crucial de pouvoir interrompre les expériences que de laisser les scripts ouverts et révisables. Ce point d'arrêt est une autre façon de concevoir le problème de la régulation et de l'État, une question qui a sans cesse été agitée comme un épouvantail par les économistes libéraux, et qui a ainsi longtemps paralysé toute velléité d'intervenir dans l’économie. Le débat mortel entre État et Marché ne comprend pas que l’expérimentation économique se fait toujours ailleurs, dans des situations particulières, et non sur « le marché » en général : les expérimentations ne marchent que si elles impliquent les intérêts et les attachements qu’expriment ici et maintenant les individus et les groupes qui vont être affectés par leurs résultats.
108/ Ces formes d’institution visant à éviter l’institutionnalisation ont quelque chose d’un oxymore (le thème de la « déflation » présent dans tous les modes), mais nous ne sommes pas non plus totalement démunis, il ne s’agit pas de refaire le monde from scratch : l’idée a déjà été travaillée historiquement. Certaines expérimentations nous viennent à l’esprit quand nous pensons aux types de limitations à mettre en place. Nous allons détaillons plus bas des exemples : lois anti-trust, loi sur les déchets radioactifs, bitcoin ou monnaies locales, etc. Il y en a d’autres, comme les politiques de l’innovation consistant à maintenir pour le principe la concurrence entre plusieurs idées en soutenant les plus faibles et non les gagnantes.
109/ Par exemple, la monnaie web bitcoin a intégré dans son système le double impératif d'être directement reliée à ce qui est maintenant la question la plus pressante de l'Internet : d’une part, la sécurité des transactions (en effet, le mécanisme d’exploitation dépend de la production publique de clés décryptage) ; et d’autre part, le fait d’intégrer la rareté (à travers la difficulté d'extraire des « hash », elle-même due au manque d’hégémonie dans l'écosystème des autres monnaies). Le bitcoin est ainsi une monnaie qui travaille au maintien des possibilités de transactions – monétaires et sous d’autres formes – tout en se contenant elle-même.
110/ La législation récente sur les déchets nucléaires en France a rendu nécessaire l'adoption de solutions – enfouir, garder au sol , etc. – qui soient réversibles, de sorte que dans N années l'expérience de la cohabitation avec les déchets nucléaires puisse être évaluée et révisée et que de nouvelles solutions puissent être adoptées si les problèmes sont plus nombreux que les risques envisagés : c’est une invention juridique, celle d’une loi disant qu’on ne sait pas, qu’on ne décide que de refuser toute décision irréversible (on décide qu’on ne décide pas).
111/ La crise Argentine de 2001 nous aura appris que l’État n’est pas le seul garant de la transaction économique… les monnaies alternatives, le troc, auront permis de remplacer – et de sauver ! – l’économie nationale, non pas « en dehors » du système, mais par la mise en place de nouveaux scripts résistants, contestateurs.
112/ Codification, légalisation, expérimentation sont autant de formes que peut prendre l’inscription du droit à révision. L’ouverture des scripts est essentiellement liée à la capacité des êtres économiques – quelles que soient leur taille, forme, durée… – de se placer « au dessus » du script pour changer de rôle : auteur, suiveur, contestateur, en tout moment et en tout lieu. C’est ici que l’économisation doit être accompagnée des autres modes.
NOTRE DIPLOMATIE
Titre I. Pourquoi avons-nous tant de mal à nous présenter ?
113/ Nous modernes avons longtemps cru que nous savions nous présenter nous-mêmes. N’avions-nous pas entendu à l’orée de notre histoire l’injonction: “Connais-toi toi-même!”? Et l’on sait que cela voulait dire: “Sache que tu n’es ni un dieu, ni une bête, mais un homme.” Être un homme, oui, être humain, et seulement humain, voilà sans doute ce qui nous caractérisait.
114/ En vérité, cela nous donnait le sentiment d’être exceptionnels : nous étions des êtres humains plus quelconques que les autres. Nous n’avions pas d’autre mission que de répondre aux désirs génériques de l’humanité. Les humains avaient besoin de manger ? Ils n’auraient plus jamais faim grâce à nous. Les humains avaient voulu faire des images ? Nous leur fournissions des machines à faire des images vraiment ressemblantes. Les êtres humains avaient besoin de se protéger des intempéries ? Nous avons construit des chauffages centraux pour toute la planète. On comprend que nous ayons cru que cette volonté d’être quelconque nous rendait incommensurables à tous les autres.
115/ Exceptionnels aussi nous étions, à nos yeux, par cet art de nous présenter nous-mêmes. Nous appelions cela Anthropologie, puisqu’il s’agissait au fond de dire ce que c’était qu’être humain en général. Nous les Modernes, étions seulement plus humains que les autres. Certes, il y avait des humains qui ne nous ressemblaient pas : déjà, ils ne faisaient pas d’anthropologie. Mais c’était très provisoire : par nature, tous les Humains étaient voués à devenir comme nous, qui étions les juste-humains. Pas forcément des humains justes – ah non ! – mais juste des humains. Notre justice minimale avait pour conséquence de transformer tous les autres, mais parce qu’ils rejoignaient leur essence.
116/ Bien sûr, nous avions des doutes, des inquiétudes. Comment savoir ce qu’était l’humain ? Comment bien se définir soi-même en rapport avec les autres ? Mais nous avions des solutions : pour savoir ce qu’était l’humain pur, par-delà toutes les différences, il suffisait de réfléchir ; pour les plus-ou-moins-humains, il fallait les observer. Comment bien faire tout cela ? Nous étions très forts pour répondre à cette question. Nous y consacrions beaucoup de notre temps. Nous appelions cela “réfléchir à ce que nous faisions” - et nous inventions des Méthodes. Et nous pouvions même réfléchir sur l’art de faire des méthodes - nous appelions cela Épistémologie, ou, plus généralement, Philosophie. Longtemps nous avions cru que la Philosophie pouvait nous dire ce qui existe. Mais nous avions fini par comprendre que ça ne marchait pas très bien. Nous étions très fiers de pouvoir dire que nous savions, désormais, que la Philosophie ne fait rien d’autre finalement que de dire à tout le monde comment s’y prendre pour atteindre la vérité. Chaque fois qu’un Humain parlait de quelque chose, le moyen qu’il avait de réfléchir à sa pratique était de parler “méta” (Sujet, Écriture, conscience du dispositif) - et l’on pouvait continuer à monter comme ça, comme les acrobates chinois qui se montent sur les épaules les uns des autres, mais nous, en plus, nous pouvions enlever le premier étage et demander à ceux d’en bas de monter : théorie, métathéorie, métamétathéorie… jusqu’au vertige. Bien sûr, notre échelle de Jacob avait quelque chose d’un peu décourageant : plus nous montions, plus nous devenions pauvres, étiques, transparents. Mais l’on peut devenir très doué en acrobaties métachinoises.
117/ Résumons. Pour nous présenter, nous avons inventé deux institutions : anthropologie et philosophie. L’anthropologie disait ce qu’est l’humain comme réalité empirique - c’était une partie de la science, elle faisait des enquêtes, des expériences, des inductions, etc. La philosophie disait ce qu’était l’humain comme sujet de la science, puissance du “méta”. Ensemble et séparées, ces deux institutions nous taillaient des costumes qui ne nous déplaisaient pas.
118/ Hélas, tout cela a très mal tourné.
D’abord, nous avons fini par vexer tout le monde.
119/ Et pour commencer tous ces non-Modernes, qui, du fait de la manière même dont nous nous présentions, ne pouvaient avoir d’autre identité que celles de Ceux qui ne sont pas encore tout à fait nous. Leurs différences sont autant d’échelons sur les chemins de la Modernité. Humains, encore un effort pour devenir Nous ! Nous avons voulu les éduquer, les rendre meilleurs... Mais que de cadavres avons-nous laissés derrière nous ! Combien a-t-il fallu tuer, brûler, casser, enlever toute confiance ! Comment pouvons-nous encore croire à cette manière de se présenter ? Nous osons à peine penser à tout cela, de peur de cesser de parler.
120/ Mais même entre nous, nous ne cessions de susciter des susceptibilités, des fâcheries. Les “sciences” qui ont attiré le respect universel ne sont pas celles que l’épistémologie décrivaient. Plus elles s’affirmaient, moins nous les reconnaissions. Très vite, elles n’ont plus voulu être sous la juridiction de l’épistémologie. Partout une immense plainte s’est élevée contre ce qu’ils ont appelé “l’arrogance des philosophes”. Mais le problème n’est pas seulement celui de la philosophie : nos anthropologues ont dû apprendre à répondre à ceux qu’ils étudiaient. Ces derniers ont fini par trouver brutale la manière même dont on parlait d’eux. Que quelques familles de nomades errants aux bords des déserts refusent de recevoir à nouveau un anthropologue, passe encore ! Mais les scientifiques, les politiques, les artistes ont tous voulu mettre les anthropologues dehors. Nous voulions aider tout le monde à accéder à la “conscience de soi” - et l’on nous répondait d’aller faire nos cochonneries ailleurs. Décidément, quelque chose n’allait pas. C’était la guerre de tous contre tous — de tous contre Nous — de tous contre le Noûs.
121/ Et puis il faut dire que nous nous sentons un peu idiots avec nos catégories d’Humain et de Sujet devant Gaïa. Que sommes-nous, aujourd’hui, sinon Ceux qui ont réveillé Gaïa ? S’il y a une question de l’Humain, peut-on vraiment la séparer de cet anthropos dont certains disent qu’il est devenu une force géologique (l’anthropocène) ? Croit-on vraiment qu’on va accéder à quoi que ce soit de l’anthropos en utilisant seulement la réflexion ?
122/ Bref, ces institutions par lesquelles nous avons tenté de recueillir notre savoir-nous-présenter-aux-autres n’ont suscité finalement que carnage et perplexité. Les autres ne sont plus prêts à se laisser faire, et nous-mêmes nous nous sentons gênés aux entournures dans nos vieux costumes, nous sentons toutes sortes de crampes. Il faut réinstituer, ou nous débarrasser de cela - apprendre à nous présenter autrement. Ne sommes-nous pas justement, ici, réunis pour cela?
123/ Peut-on s’en passer ? Faut-il arrêter de prétendre dire comment nous y prendre pour nous présenter nous-mêmes ? Certes, nous ne pensons plus que notre art de nous présenter nous-mêmes doive valoir immédiatement pour tous. Mais peut-on néanmoins se passer d’instituer cet art lui-même? Nombreux sont ceux qui s’inquiètent à tort de savoir quel est le lieu de l’Enquête sur les Modes d’Existence de Bruno Latour. D’où parle-t-il ? D’où parlent les anthropologues? Il y aurait des régimes de vérité et des modes d’existence pour tout mais pas pour l’Enquête? L’Enquête ne serait même pas “méta”, juste “naturelle”, partout silencieuse, évidente - “circulez, il n’y a rien à voir: anthropologue au travail”... Cela est-il bien sage? Ne risque-t-on pas de susciter méfiance et sarcasme? N’est-il pas au contraire urgent de rendre confiance en l’institution anthropologique elle-même.
124/ Non, vraiment, nous ne pouvons accepter de passer tout cela sous silence. Il faut bien dire comment l’on s’y prend pour se présenter soi-même. Toute la difficulté est de le faire sans que cela soit un nouveau Discours de la méthode. C’est cette difficulté que nous devons assumer. Les propositions qui suivent n’ont d’autre ambition que de maintenir ouverte et sur l’agora cette question.
125/ Pour cela, il faut, d’abord, cesser de séparer l’Anthropologie de la Philosophie : d’un côté ceux qui s’occupent de l’Humain, de l’autre ceux qui s’occupent de l’Être et de la Méthode. C’est dans la rencontre des autres que peut s’énoncer quelque chose de la vérité de ce qu’on fait quand on cherche à se présenter soi-même. Nous ne saurons jamais nous présenter nous-mêmes, nous ne saurons même pas nous rapporter à nous-mêmes, si nous ne nous installons pas au milieu des rencontres. Ce vénérable “Connais-toi toi-même”, nous voulons continuer à y être sensibles, mais nous savons maintenant que nous n’y arriverons pas sans multiplier les altérités. Comment s’y prendre pour se présenter soi-même revient donc à cette question : quels cadres, quels espaces, quelles architectures, quels protocoles pour organiser la rencontre avec les autres, de telle sorte qu’on y apprenne à bien se présenter.
126/ Mais il faut le dire tout de suite - car là est l’essentiel. S’il y a une chose que nous avons compris de la longue histoire de violence, d’arraisonnement, d’extermination, de sujétion de ceux que nous appelions nos “semblables”, c’est qu’une vraie rencontre nous oblige à repenser ce que nous avons de commun. Mais les cadres ont aussi une autre fonction : ils doivent nous aider à faire sentir la présence de ceux qu’on n’a pas accueilli dans le cadre, les intrus, les sans-papiers (qui sont aussi souvent les “sans écriture”), ceux qu’on ne peut pas faire entrer dans le cadre, sans changer de cadre.
127/ Le souci de faire de la rencontre le lieu d’une bonne présentation de soi grâce à la manière dont la rencontre oblige sans cesse à repenser son propre lieu, n’est-ce pas cela l’art diplomatique ? L’art de se présenter, c’est la diplomatie — ce n’est pas la réflexion. Nous ne pourrons jamais dire qui nous sommes en vérité, si nous n’apprenons pas à parler diplomatiquement. Si nous, nous individus particuliers rassemblés en ce lieu, sommes ici réunis pour dire qui sont les Modernes, c’est que ceux qui nous ont réunis ici (c’est-à-dire avant tout Bruno Latour) ont le goût de la diplomatie. Les Modernes doivent reconnaître qu’ils ont besoin de ceux-là : le talent et le plaisir d’assurer les rencontres et d’assurer qu’elles permettent d’ouvrir les cadres — à cela, nous, Modernes, nous tenons.
128/ Et sans diplomatie, comment approcher Gaïa ? N’est-ce pas parce que nous avons négligé l’enjeu de la diplomatie que nous avons réveillé Gaïa ? Nous ne pourrons dire qui nous sommes que si nous apprenons aussi à parler de Gaïa, Celle que nous avons réveillée, puisque nous sommes avant tout Ceux qui ont réveillé Gaïa. Mais croyons-nous que nous allons pouvoir parler de Gaïa de manière non diplomatique, sans les autres? Ce serait bien l’arrogance la plus ridicule de cet court intervalle que nous appelons “l’Histoire” ! Voilà que nous recommencerions exactement nos mêmes erreurs. Mieux : la question de savoir où nous nous rencontrons, et comment organiser l’espace de nos rencontres, cet espace même où nous avons quelque chance d’apprendre à parler de Gaïa, cette question ne se confond pas avec celle de savoir qui ou ce que Gaïa est, mais elle lui est liée. La question est de savoir comment fabriquer notre lieu commun, et Gaïa est ce qui nous relie aux autres, ce qui nous empêche les uns les autres de nous séparer (de séparer par exemple les entrailles pourries d’un caribou de l’industrialisation de la Chine), de nous déconnecter — ce qui finalement nous oblige à nous rencontrer, que nous le voulions ou non. Gaïa n’est pas le Middle Ground, mais, sans l’art de dessiner le Middle Ground nous ne pourrons jamais ni la situer, ni parler de Ceux qui l’ont réveillée. Si nous ne savons pas problématiser ce que cela veut dire de chercher ce que nous avons de commun, comment serons nous capables d’approcher Gaïa ?
129/ Le problème du “commun” aujourd’hui, ce n’est plus la question de l’Humain, mais du Terrestre. Nous sommes ceux qui devons danser avec Gaïa, identifier les meilleures manières d’être terrien, les terrestrialités. Mais cela ne doit pas s’entendre comme une caractérisation positive et définitive, comme si nous savions d’un savoir positif ce que c’est qu’être un Terrien. Cela veut dire que nous sommes obligés de discuter du sol sur lequel nous sommes ensemble - et même, “être”, “sol”, “sur”, cela doit être le souci des diplomates. Et sans les compétences de l’anthropologie et de la philosophie, qui ont été tordues du fait qu’elles étaient séparées et mal instituées, comment pourrons-nous aborder ces questions? Réinstituer ces compétences sous le nom de diplomatie est urgent.
130/ Soyons clairs. La diplomatie ne consiste pas à négocier avec des partenaires bien définis. Elle consiste avant tout à rouvrir les scènes diplomatiques aux partenaires effrayants, pour avoir une meilleure scène, une diplomatie plus intense. Pas de diplomatie si, comme Jean Rouch, on ne rapporte pas des objets inquiétants. Mais le diplomate n’est pas un collectionneur de têtes réduites. Il cherche à faire quelque chose avec sa frayeur et celle des siens. Il nous apprend à identifier ce qu’il nous en coûte de ne pas fuir devant ce qui nous effraie, ce qu’il faut changer dans la présentation de soi, pour entrer en relation avec l’abominable. L’épistémologie est une épouvantologie. Derrière toute méthode, quelqu’un dit: “Même pas peur !”
131/ Il y a des dangers singuliers à ce travail (ces dangers peuvent en somme se résumer dans un des langages de notre tribu par la question suivante: “Comment ne pas être néokantiens ?”).
132/ Le premier, c’est que les diplomates, qui doivent toujours définir les cadres de négociation, sont soupçonnés de vouloir fermer la diplomatie. L’erreur du diplomate est de croire qu’il est en position de créer le cadre permettant d’accueillir tous les objets inquiétants, alors qu’il lui faut juste en rapporter un de plus. Quant à l’objectivation des cadres, elle permet avant tout de les problématiser, d’en faire un enjeu, de les faire entrer dans le conflit éventuel (ce que Roy Wagner appelait “obviation”). Nous ne voulons que nettoyer le terrain, permettre la rencontre, créer des espaces pour des rencontres intra-terrestres, afin, encore une fois, de se rendre capable de faire entrer dans l’espace diplomatique toujours de nouveaux êtres.
133/ Cela met les diplomates dans une situation délicate. Doivent-ils se taire ? Doivent-ils ne pas parler de l’art diplomatique, de peur de donner l’impression, chaque fois qu’ils le font, de vouloir fermer définitivement l’espace diplomatique ? Ou doivent-ils tenter de le faire, mais en chuchotant, tout doucement, en se parlant à l’oreille les uns des autres, mais surtout ne rendant pas public ce que nous pensons de la valeur à laquelle nous tenons ? Faut-il accepter une telle asymétrie entre les diplomates et les autres ? N’est-ce pas renforcer la méfiance des autres à l’égard des diplomates ? Ne faut-il pas que nous descendions, nous aussi, dans l’agora, défendre notre valeur ?
134/ Le second risque est de croire que les diplomates disent leur vérité à tous ceux qui tiennent à quelque chose. Ne cherchent-ils pas en effet à dire comment défendre une valeur ? Ne disent-ils donc pas ce que c’est que défendre une valeur (ainsi certains craignent que les diplomates veuillent apprendre aux “modes d’existence” comme les appelle l’Enquête de Bruno Latour, à parler d’eux-mêmes) ? Pour éviter cela, il faut rappeler sans cesse que la diplomatie est une valeur particulière, qu’elle n’est pas plus générale que les autres. Le souci des cadres de la rencontre, des vérités propres qui naissent de et dans la rencontre, est un souci singulier, à côté des autres, à plat par rapport aux autres (dans le vocabulaire de l’Enquête cela s’énonce ainsi : PRE est un mode d’existence parmi d’autres). De plus, les diplomates doivent reconnaître que les rencontres diplomatiques n’ont pas pour but de dégager le lieu d’une vérité sur la diplomatie, que leurs fins sont tout autres. Il ne s’agit pas de légiférer sur la forme de toute rencontre en général, mais d’apprendre à en extraire des vérités, des êtres particuliers, auxquels nous tenons - ces êtres que nous tenterons de nommer tout à l’heure. Les diplomates ont à défendre leur valeur de la même manière que tous les autres, c’est-à-dire en entrant dans l’agora. Et quand les diplomates s’expliquent aux autres, comme nous le faisons ici, ce n’est pas non plus pour légiférer sur la diplomatie, mais parce qu’ils se font engueuler, railler, rejeter, mépriser. Les diplomates sont très mauvais en ce qui concerne leur propre diplomatie ; ils doivent apprendre à parler diplomatiquement de la diplomatie.
135/ Un troisième risque des diplomates est d’oublier qu’ils ne s’intéressent pas à la paix pour elle-même, mais au mouvement (parfois un peu acrobatique) qui permet d’accueillir un partenaire effrayant de plus. Drôle de diplomates, assurément: nous voulons apaiser, mais pour mieux nous présenter, et surtout, pour pouvoir recommencer avec de nouveaux êtres inquiétants, pour nous faire peur d’une nouvelle manière, si possible avec des êtres encore plus inquiétants. La sérénité ne peut s’obtenir qu’en passant par le maximum d’épouvante, qu’il faut apprendre à apprivoiser. C’est la condition pour qu’un click diplomatique s’opère.
136/ Un quatrième risque est que les diplomates n’aient pas conscience du prix qu’ils doivent payer pour être accrédités comme diplomates. Il faut dire que nous avons tellement ignoré la nature de ce que nous faisions, nous, les diplomates, que nous sommes également très incompétents quand il s’agit de présenter nos accréditations. Si les climatosceptiques sont nombreux, les diplomatosceptiques forment une majorité écrasante... C’est que nous sommes des diplomates auto-mandatés, des diplomates qui ont la passion de la diplomatie. Nous ne sommes pas des diplomates sur le mode du Quai d’Orsay, mais des diplomates qui opérons dans un espace où les souverainetés ne sont pas complètement établies, de sorte que les titres de nos mandants eux-mêmes sont souvent douteux, et surtout des diplomates qui travaillent pour la diplomatie elle-même. Nous sommes plus proches du Program on Negotiation de Harvard (longtemps dirigé par Roger Fischer) ou du travail de la Communauté de Sant’Egidio (étudié dans la thèse de Marie Balas), que des diplomaties westpaliennes. Mais pour cela, il faut que nous montrions notre utilité sur différents fronts, et nous reconnaissons que nous ne l’avons pas fait suffisamment. Nous ne pouvons qu’espérer qu’avec le temps, nous gagnerons la confiance des autres.
137/ Un autre risque est de confondre la diplomatie avec la politique ([POL]). Mais la diplomatie ne vise pas à assurer le commun, en quelque sens qu’on l’entende. Il est de faire de la mise en crise des lieux de rencontre le moyen même d’apprendre à se présenter soi-même. C’est une autre “clef” pour parler le langage de l’Enquête, un autre régime de véridiction, qui a le souci d’autres êtres.
138/ Encore un risque: croire que le souci diplomatique précède les rencontres, qu’il est comme un préalable, qu’on ne peut pas s’engager dans l’effort de présentation de soi sans avoir clarifié d’abord ce que c’est que parler diplomatiquement. L’explication de la diplomatique peut venir à n’importe quel moment : ni au début (épistémologie), ni à la fin (herméneutique) - n’importe quand, à chaque fois qu’il est besoin d’élargir la scène diplomatique pour faire venir un nouvel être.
139/ Ce que nous proposons ici, c’est donc plutôt l’état de l’art diplomatique. Non pas une théorie générale de toute diplomatie possible. Juste un petit guide pratique de comment s’y prendre pour installer des terrains diplomatiques - c’est-à-dire pour se tenir toujours à l’affût de nouveaux êtres que nous pourrions avoir besoin de faire entrer dans le jeu diplomatique.
140/ Pourtant il faut pas renoncer au geste qui consister à dessiner (provisoirement, courageusement, un peu violemment) le visage d’un espace commun pour les rencontres diplomatiques. Difficile opération : dessiner l’Un de nos rencontres, sans fermer les rencontres. Forcer l’Un, mais pour mieux le rendre problématique. Prendre le risque de dire où l’on se retrouve tous ensemble aujourd’hui pour nous présenter nous Modernes (et sans dire aux autres comment eux doivent se présenter, ni leur imposer le sens de ce qu’ils font en acceptant d’entrer en diplomatie avec nous). Nous tenons à cela : que nous ne pouvons bien nous présenter qu’au risque des rencontres.
141/ La première chose que nous avons appris de tous nos échecs, c’est que, pour apprendre à bien se présenter, il faut cesser de séparer Philosophie et Anthropologie. L’Anthropologie est l’art des rencontres, l’art d’ouvrir les scènes diplomatiques. Nous avons besoin des compétences qu’elle cultive, indéniablement. Mais la Philosophie a cultivé l’art de dessiner les scènes communes, l’art de dire comment tous les êtres (et même au-delà, ceux qui ne sont pas des êtres) tiennent dans un même lieu — et nous avons besoin de l’art de faire des scènes communes. Il faut apprendre à faire l’un avec l’autre : de la cosmologie avec de l’ethnographie, et inversement. Non pas énoncer les ontologies ou les cosmologies des différents peuples engagés dans l’entreprise diplomatique, mais faire de la diplomatie elle-même une cosmologie.
142/ Mais il y a une deuxième condition: cesser d’opposer l’art de se présenter soi-même et l’art de parler des êtres. Cette opposition est celle qui nous a causé le plus de malheurs diplomatiques. Longtemps, en effet, nous avons cru que nous présenter nous-mêmes, c’était parler de nous : de l’Homme, du Sujet. Nous n’acceptions dans l’assemblée diplomatique que ceux qui acceptaient, pour se présenter, de parler d’eux. Pour faire de la diplomatie, pensions-nous, il fallait chasser tout énoncé sur ce qu’on appelle “réalité”. C’est la première violence que nous imposions à tous. Nombreux sont ceux qui, parmi les Modernes et parmi les non-Modernes, nous ont dit que pour s’asseoir à côté de nous sur la scène diplomatique, ils voulaient qu’on cesse de leur demander qui ils étaient, et qu’on s’intéresse aux êtres dont ils se soucient. Nous les suivons. Nous ferons l’effort de parler des êtres. L’expérience la plus intense et la plus exigeante d’une rencontre diplomatique, pour nous, aujourd’hui, c’est de devoir rouvrir la question des êtres.
143/ L’opération diplomatique, telle que nous la voyons aujourd’hui, doit savoir naviguer entre ces deux risques, ces deux soucis: celui d’ouvrir la scène diplomatique à des réalités multiples ; celui de composer ces réalités dans un monde unique. L’image de la scène diplomatique, telle du moins que nous pouvons la fabriquer à partir des expériences qui sont les nôtres aujourd’hui, impose donc deux choses: réalités multiples, monde commun.
144/ Ce que nous présentons ici, c’est l’image que nous pouvons projeter de la scène diplomatique, sur la base des expériences historiques que nous, Modernes, avons faites, sur la base aussi de ce que les premières négociations que nous avons entamées nous ont appris, sur la base de ce que nous croyons avoir appris des nombreuses rencontres auxquelles nous avons été livrées. Cette image est locale, provisoire : elle vaut ici, aujourd’hui, et nous ne pouvons que faire notre mieux pour donner une image aussi fidèle que possible à toutes les crises qui nous ont obligés à redéfinir notre cadre. Surtout, cette image est un forçage de notre expérience, elle est projetée. Cette opération de projection d’une image est risquée, elle risque de susciter perplexité et agacement, mais elle nous semble nécessaire.
Titre II. Nos valeurs : Multiplier les modes d’existence / Composer un monde.
145/ Il nous semble ainsi que le Middle Ground (tel que nous pouvons en projeter l’image aujourd’hui sur la base de nos expériences actuelles, en l’excédant forcément) résulte de deux opérations : multiplier les réalités d’un côté, mais aussi les composer ensemble dans ce que nous proposerons d’appeler un monde.
146/ (Remarque: Dans l’Enquête, la première opération est particulièrement bien identifiée sous le nom de [PRE], l’art d’extraire les “modes d’existence” Mais nous suggérons qu’il y est un autre être dont l’Enquête ne parle pas assez, qui est “le Monde”, là où les modes d’existence peuvent prendre leur aise. L’Enquête dit qu’elle a pour ambition de faire de la place, d’aménager l’espace autrement, de faire une architecture accueillante pour tous les êtres, mais elle ne dit pas grand chose de cette opération. Un des buts essentiels de la proposition ci-dessous est de remédier à ce point.)
1) Multiplier les modes d’existence.
147/ L’exigence diplomatique nous force donc à accueillir à chaque fois des êtres que nous récuserions en principe, pour lesquels nous n’avons pas de place. Cela oblige les Modernes à penser que le Middle Ground ne peut pas être ce qu’ils appelaient jadis : la Réalité. Nos rencontres diplomatiques n’ont pas lieu dans la Réalité. Nous avions pris l’habitude de croire que cette Réalité était unique, séparée de tout mode d’accès, sinon par ces accès paradoxaux qu’étaient ceux de la Philosophie d’abord (grâce à la “pure Raison”) et de la Science (grâce à l’“Expérience”). Cette scène était la moins diplomatique possible. Pourtant, cela ne doit pas nous conduire à abandonner la question de l’Être, mais à la multiplier. Il faudrait apprendre à parler des réalités, au pluriel. Mais puisque cela semble trop indigeste aux Modernes, nous proposons de reprendre le terme d’Étienne Souriau et de Gilbert Simondon dont l’Enquête fait usage : “modes d’existence”. Sur le Middle Ground, il n’y a pas qu’une seule manière d’être, il y a plusieurs modes d’existence. Les “modes d’existence” sont les êtres qui animent les diplomates — ce sont les êtres auxquels nous tenons. Quels sont-ils ?
148/ Le diplomates ne doivent pas faire comme si ces modes d’existence étaient là, juxtaposés les uns aux autres, à l’Extérieur, dans on ne sait quel Grand Dehors. Il n’y a de sens à accueillir un nouveau mode d’existence que parce qu’il y a eu un conflit, parce qu’un d’entre eux tendait à écraser tous les autres ou même seulement quelques autres. En fait, c’est à chaque fois que la mauvaise notion de “Réalité” est contestée que nous avons besoin d’introduire un nouveau mode d’existence. Une des expériences les plus importantes pour les diplomates est la crise de ce que Whitehead a appelé “Bifurcation de la Nature”, c’est-à-dire de la manière par laquelle la Science a vidé tout (et d’abord la Nature). C’est pourquoi les diplomates ont particulièrement besoin de ceux qui se soucient de libérer “la Nature” de ceux qui ont voulu lui donner cette puissance hégémonique. Bref, les diplomates ne peuvent ni multiplier les modes d’existence, ni les articuler dans un monde commun, s’il n’y avait pas des controverses de fait. Ils ne les créent pas de toutes pièces. Ils sont à l’affût de ces controverses, mais ils ne peuvent jamais, eux, introduire un mode d’existence en dehors de l’épreuve d’un conflit entre des modes (ce que l’Enquête appelle une “erreur de catégorie”) - sinon, bien sûr, celui des “modes d’existence” eux-mêmes, qui sont leurs êtres, les êtres diplomatiques, pour lesquels ils doivent aussi trouver une place (PRE). Au fond, on peut dire qu’un mode d’existence, c’est, au minimum, ce qui conteste l’hégémonie de l’objectivité scientifique et de l’Être philosophique.
149/ En cela, les êtres du diplomate ne sont pas différents des autres. Car tous les êtres ont besoin d’être éprouvés. Le premier impératif du diplomate est donc d’inviter les Modernes à articuler leurs exigences et leurs réquisits, et de ne pas passer sans intermédiaire à une théorie générale de leurs êtres, qui supposerait d’y avoir un accès direct et unilatéral. Le nouveau diplomate est celui qui encourage chacun à prendre le temps de déplier ses médiations, afin que les diplomates puissent saisir les épreuves par où les êtres se font être, et les aider ainsi à défaire les conflits de réalité (“erreurs de catégorie”) qui les entravent. Une première chose que l’on puisse dire de notre Middle Ground est qu’il est, décidément, au plus loin d’une “Réalité”, même multiple… Il n’y a de sens à parler d’existence, que parce qu’on pense qu’il va falloir accueillir diplomatiquement un mode d’existence de plus.
150/ [Supprimé]
2) Composer un monde
151/ Mais les diplomates ne peuvent se contenter de l’art de multiplier les modes d’existence, de se préparer à ajouter chaque fois un être de plus ; ils doivent aussi imaginer, fabuler, la scène diplomatique elle-même où ces modes ne se contentent pas de voisiner les uns avec les autres, mais s’articulent, se composent. Cette scène n’est pas, évidemment, une nouvelle Réalité ; mais elle n’est non plus une sorte de pis-aller pragmatique pour résoudre des conflits ad hoc. Elle est bien basée sur l’expérience des conflits, elle est motivée par elle, mais dire que la scène est juste “l’espace de la négociation entre les modes”, ce serait remplacer l’exigence de composer les modes d’existence par une sorte d’éthique de la discussion. Et l’on retomberait dans une nouvelle “bifurcation de la nature” : espace diplomatique d’un côté (qui ne touche pas à l’Être) et réalités en conflit de l’autre. Les diplomates ne doivent renoncer à la tâche d’imaginer le Tout des modes d’existence. Ce Tout, qui n’est pas nommé dans l’Enquête, nous pouvons l’appeler le Monde.
152/ Le Monde n’est certainement pas l’ancienne réalité (hypostase de l’objectivité scientifique, c’est-à-dire d’un mode d’existence particulier). Mais ce n’est pas non plus la Nature, celle que saisit l’Enquête sous le nom de [REP]. Ce n’est pas non plus la Terre, que ce soit celle dont parle Husserl, quand il dit que nous ne pouvons avoir conscience de quelque chose que parce que nous sommes sur un sol, ou celle du GIEC qui étudie le système planétaire. Et évidemment le Monde n’est pas Gaïa.
153/ D’où partir pour parler sur un mode adéquat à la composition ? Composer ne consiste pas seulement à juxtaposer de manière rhapsodique des réalités différentes coexistantes les unes à côté des autres ; il n’est pas possible de seulement affirmer la présence ou l’effectivité des diverses ontologies. Enquêter pour produire, à l’issue de l’enquête, une isolation mutuelle des réalités, serait la pire paix possible, qui ne permet même pas d’ouvrir les négociations aux points les plus douloureux. Pour autant il n’est pas envisageable de dégager un système des réalités dont la forme serait définie. Il faut déployer, dans la lignée de l’Enquête, les implications de l’instauration de l’être-en-tant-qu’autre, d’un être qui porterait en lui les germes de son altération à la lumière des négociations à venir. Nous avons besoin d’un concept problématique de l’altération. Un des objectifs que viserait une telle redéfinition de l’être tiendrait en ceci : faire de la place pour les êtres sans assigner de place à chacun, et, par là, permettre l’accroissement de la puissance propre des réalités composées.
154/ Évidemment cette tâche nous expose à une longue série de risques d’impairs diplomatiques. Car rien n’est plus dangereux, diplomatiquement, que de s’essayer à dire quelque chose des espaces diplomatiques.
155/ D’abord le risque de donner l’air de vouloir fermer l’image du Monde définitivement. Il faut donc redire que le Monde est toujours une image provisoire projetée à partir de l’expérience réelle des conflits de réalité que nous avons subis. Tout effort d’ordonnancement “cosmologique” (comme celui de l’Enquête avec ses 15 modes articulés), est un ordonnancement entièrement reconfigurable.
156/ Pour ce faire, il convient de ne pas se priver des ressources historiques et potentielles que représente l’activité philosophique, notamment dans sa dimension spéculative, mais des les mobiliser d’une manière renouvelée, plus attentive à la particularité, au caractère singulier de la pratique qu’elle représente. Plutôt que de figurer un monologue de la raison, la spéculation pourrait ainsi être recomprise comme une expérimentation permettant de pousser jusqu’à leurs dernières extrémités des schèmes conceptuels et des modes de raisonnements pour en dégager des possibilités inédites. Le travail spéculatif, comme exercice de réinvention conceptuelle, devra alors s’intégrer dans un ensemble plus large de contraintes en amont (liées aux obstacles éprouvés dans les situations diplomatiques), et de possibilités de reprises en aval (conditionnelles, locales, et au succès non garanti).
157/ Ensuite le risque de dire aux militants des différents “modes d’existence” (qui, rappelons-le, ne s’identifient pas nécessairement comme tels et n’ont pas besoin de le faire, sinon dans l’espace diplomatique) comment ils doivent se présenter. Cette inquiétude est légitime, mais tout, dans la compréhension même que nous avons désormais de nous-mêmes, montre que nous avons pris cette inquiétude très au sérieux. Ne nous sommes-nous pas donnés pour tâche de dessiner la scène diplomatique toujours en ajoutant un mode d’existence de plus ?
158/ Autre question: la diplomatie entre les modes d’existence des Modernes est-elle de même nature que la diplomatie avec d’autres collectifs ? Est-ce le même art ? Sur ce point, nous pouvons dire en tout cas qu’apprendre à introduire entre nous une pluralité d’êtres, de modes d’existence, c’est déjà nous préparer à la rencontre des autres collectifs. Mais nous n’oublions pas que ce que nous cherchons, ici, c’est un art de nous présenter, nous, Modernes, et non pas un art de se présenter en général.
159/ D’autres se demandent si nous ne fermons pas la négociation en parlant de “modes d’existence”. Mais parler de mode d’existence, encore une fois, ce n’est que ce dont nous avons besoin aujourd’hui, pour rouvrir l’espace diplomatique. Peut-être un jour serons-nous conduit à nous en passer? Mais à quoi bon parler dans le vide? Comme disait Descartes: autant nous demander de penser comment nous penserions si d’aventure nous étions des anges…
160/ Une des inquiétudes les plus graves que nous suscitons, nous, diplomates, est de ne croire qu’en la paix, de n’être pas capable de voir la vertu du conflit comme force de composition. Comme si on ne pouvait composer qu’en éradiquant les conflits. Pourtant, s’il est une chose que nous avons appris de nos expériences diplomatiques, c’est que l’unité du Monde ne peut pas être une unité irénique, où les réalités s’articulent et s’entraideraient amicalement, chacune dans l’intérêt du Tout. Nous devons reconnaître l’importance du conflit ontologique. La pluralité n’exige pas la paix. La guerre métaphysique n’est pas nécessairement nocive.
161/ “Quoi? La vie commencerait par une explosion et finirait dans un concordat ? C’est absurde.” Fureur et Mystère, René Char.
Titre III. Comment réinstituer la diplomatie?
162/ Telles sont donc les valeurs diplomatiques : multiplier les modes d’existence, recomposer un monde commun. Mais comment les instituer? Nous savons que les institutions traditionnelles ont failli : anthropologie, philosophie n’ont pas été capables de recueillir ces valeurs dans toute leur exigence, toute leur intégrité. Soit parce qu’elles ont refusé les êtres (pour l’anthropologie), soit parce qu’elles ont refusé les rencontres (pour la philosophie).
163/ Il est clair pourtant qu’on a besoin d’institutions diplomatiques. Il ne suffit pas de dire que l’on va confronter un prêtre et un physicien ; il faut apprendre à parler de leurs êtres, se rendre sensible à l’exigence de la question de l’être, à chaque fois sous de nouvelles formes et travailler sur les différentes images du Monde que chaque mode aussi projette, afin de pouvoir dessiner un monde commun.
164/ L’institution de la diplomatie résultera de la fusion de l’institution philosophique et de l’institution anthropologique. La tâche est immense, mais elle est nécessaire.
NOS DÉSACCORDS SUR TOUT CE QUI PRÉCÈDE
Moi, Daniel Robichaud, souhaite ratifier le présent document à condition d’exprimer mon désaccord avec les paragraphes 113 à 164 inclusivement.
Moi, Philip Conway, souhaite ratifier le présent document à condition de préciser que, par ma signature, j’indique seulement que rien, dans le présent document, ne constitue un “motif absolument invivable” pour moi.
Moi, Baptiste Gille, souhaite ratifier le présent document à condition d’exprimer mon désaccord sur les 5 points majeurs suivants :
Politique : D’une manière générale, la déflation entraîne un rétrécissement du champ possible de l’action politique.
Politique : Il faudrait faire davantage de place en politique aux êtres de la métamorphose ([MET]). Ils permettent de voir plus clairement que la politique, au-delà de son activité de déflation, est de part en part travailler par les transformations (révolutions, démonstrations, riots, occupations, etc.). L’indignation et le sentiment d’injustice réveillent des émotions, des voix, que l’idée de déflation en politique pourrait vouloir étouffer trop rapidement. Ce point est important car on peut penser que les problèmes écologiques (l’arrivée de Gaïa) amènent potentiellement avec eux de ces dangereux êtres de la transformation, porteurs de changement.
Politique : Il ne s’agit pas non plus de penser que le militantisme est forcément un alliage théologico-politique (attendre que le salut vienne du politique) : le militantisme peut être vu comme une indignation locale, et une sensibilité à l’injustice au cas par cas.
Religion : Dans beaucoup de cas, il est difficile de distinguer facilement entre les êtres religieux et les êtres de la métamorphose, entre sauver et soigner. C’est par exemple en soignant que beaucoup d’évangélistes entendent sauver.
Diplomatie : pour le fond, on pourrait retravailler la notion de « culture » afin de retracer l’histoire du geste diplomatique des Modernes. Pour la forme, le ton est difficile à trouver. Il est fait cas de cette difficulté (« comme nous présenter »), elle est donc prise frontalement comme le problème central.
Moi, Antoine Hennion, souhaite ratifier le présent document :
à l’exclusion de l’ensemble de la partie 5, qui me paraît aller dans le sens opposé de toute la démarche tant sur la posture (qui restaure la métaphysique de surplomb, même déguisée en diplomatie ou en anthropologie : comment dire aux autres comment ils doivent parler), que sur la forme (texte trop long et fait de précautions, ton du coup très dénégateur, ne cessant d’affirmer qu’on ne fait pas ce que le texte est précisément en train de faire) que sur le contenu (caractérisations simples ou arbitraires des autres courants).
[POL], plein d’idées et de suggestions fines, souffre d’une euphémisation générale du désaccord irréductible, de la violence. Mais pas de dissent global pour autant, au contraire, cela aide à penser la frontière du politique.
Moi, Bruno Latour, souhaite ratifier le présent document à condition d’exprimer mon désaccord sur le point majeur suivant:
Les paragraphes 113 à 164 me posent un véritable problème car l’institution de l’enquête s’est fait très largement en évitant de prendre la position d’une “réflexion philosophique” sur la diplomatie. Je ne pense pas qu’ils doivent faire partie des spécifications, même si je suis d’accord que les trois pratiques philosophie, anthropologie et diplomatie doivent être réinstituées.
Moi, François Cooren, souhaite ratifier le présent document à condition d’exprimer mon désaccord avec les paragraphes 113 à 164 inclusivement.
Moi, Consuelo Vasquez, souhaite ratifier le présent document à condition d’exprimer mon désaccord sur les points majeurs suivants :
Les paragraphes 113-164 me posent problème de par l’appropriation qui est faite de la diplomatie, et de manière plus générale de la “présentation des Modernes”, par (une certaine vision) de Philosophie et de l’Anthropologie. De plus, ces paragraphes me semblent proposer une vision des modes qui est opposée à celle de l’Enquête.
La section [POL] présente une vision du collectif qui ne tient pas compte des êtres de [POL].
Nous, Pierre-Laurent Boulanger, Patrice Maniglier et Louis Morelle souhaitons ratifier le présent document à condition d’exprimer notre désaccord sur les points majeurs suivants :
L’ensemble des propositions de la section “Notre Politique”, comprises dans la perspective d’une anthropologie du Politique des Modernes, nous semble très pertinent ; cependant, comprises comme impliquant une réforme des concepts de notre Politique, elles tendent à promouvoir, de manière largement implicite, vers un programme politiquement non-neutre de neutralisation du politique ;
Une partie de l’argument contenu dans la section “Notre Religion” repose sur l’Idée que les Modernes sont les seuls à avoir institué la différence entre les vrais et les faux Dieux.
De manière plus générale, cette section opère un écrasement de la question des techniques de spiritualité. En effet, le point est que les Modernes possèdent une tradition de technique de spiritualité qui excèdent les bornes de la religion, entendue ou non au sens de [REL]. Nous proposons de réinscrire les composants utiles de [REL] dans un mode moins contraint, qui s’intitulerait Spiritualité [SPI].
L’argument consistant à justifier les êtres de [REL] parce que nous aurions besoin d’eux sur un mode négatif pour soustraire la totalité d’une part et le salut d’autre part aux êtres de [POL] s’accompagne en conséquence d’une myopie en ce qui concerne la notion de transformation politique — laquelle nous semble indispensable.
Nous, Nastassja Martin et Emmanuel Grimaud, anthropologues, souhaitons ratifier le présent document à condition que les êtres de la métamorphose, et plus generalement tous les êtres non pris en compte (à commencer par les végétaux, les astres, les minéraux et tous les hybrides du siècle panpsychiste qui s’annonce), quoiqu’il en soit de la reinstitution des institutions, puissent continuer à proliférer et à subvertir en toute inquiétude toutes les volontés légiferantes à l’aide de diplomates bienveillants. Nous acceptons l’oecumenisation de [REL] à condition que le jour ou la lumière s’éteindra pour la seconde fois, les esprits puissent revenir à nouveau.
Moi, Isabelle Stengers, souhaite ratifier le présent document à condition d'exprimer mon désaccord sur les points suivants :
En ce qui concerne "Notre politique", l'analyse dépend entièrement du choix d'une politique sans êtres ([MET]), c'est-à-dire faisant l'économie de leur efficace métamorphique.
En ce qui concerne "Notre diplomatie" je dois formuler un désaccord général, tant sur le ton que sur la thèse même. Il n'appartient pas à la philosophie (même devenue anthropologie) de capturer la diplomatie.
Moi, Didier Debaise, souhaite ratifier le présent document à condition d'exprimer mon désaccord sur les points suivants : je tiens à exprimer mon désaccord global, concernant la partie 5, intitulée notre diplomatie, sur la fonction, les caractéristiques et le ton que devrait adopter la figure diplomatique.
Moi, Aline Wiame, souhaite ratifier le présent document à condition d'exprimer mon désaccord sur le point suivant: je ne ratifie pas la section 5, "Notre diplomatie", pour différentes raisons :
la manière dont cette section est apparue dans le Specbook en dernière minute n'a rien de diplomatique;
la nécessité d'une théorie de la diplomatie dans le cadre de ce Specbook me semble douteuse;
le ton adopté, entre repentance et dérision, infatué dans sa rhétorique, pourrait être à juste titre reçu comme insultant (même si je reconnais que ce n'était pas la volonté des co-auteurs);
l'aspect généralisant, non incarné dans des expériences situées, heurte mon rapport à la philosophie;
certaines propositions de fond me semblent non seulement indigentes, mais dangereuses sur le rôle que les autoproclamés méta-diplomates se proposent de jouer.
Moi, Nicolas Prignot, souhaite ratifier le présent document à condition d’exprimer mon désaccord sur les points majeurs suivants :
- j’exprime mon désaccord sur l’entièreté de la partie “notre diplomatie”. Pour moi, ce texte est un échec global, autant sur l’intention que sur le fond et la forme. Je ne peux adhérer à cette proposition de redéfinition de la diplomatie.
sur l’intention, je crois que l’extension d’une catégorie propre à l’enquête sur les modernes [PRE] à une situation d’accueil “d’autres” soit à la fois une erreur et un geste ethnocentrique désastreux.
sur le fond, je ne peux adhérer à cette version de la philosophie et de l’anthropologie ni du rôle assigné à leur réinstitution commune. La diplomatie n’a pas à devenir la chasse gardée des philosophes.
sur la forme, je crains que le point de vue créé pour l’occasion, cette voix des modernes, soit une raison supplémentaire de refuser une rencontre à nouveau frais, et ajoute une insulte supplémentaire à une longue liste.
Moi, Stephen Muecke, souhaite ratifier le présent document à condition d’exprimer mon désaccord sur le point majeur suivant :
- La façon dont certaines parties du texte, notamment “notre diplomatie” (paragraphes 113-164), sont arrivées à la fin de notre courte semaine de travail sans être suffisamment éditées de façon collective.
Moi, Cormac O’Keeffe, souhaite ratifier le présent document à condition d’exprimer mon désaccord sur :
- La manière dont les êtres tels que ceux de [TEC] (ou [MET]) restent plutôt invisibles ou ne sont que partiellement pris en compte.
Moi, Pierre Montebello, souhaite ratifier le présent document. à condition d’exprimer mon désaccord sur les points suivants :
- la dimension exégètique du rapport à Gaïa avec la réinterprétation du livre de la Nature en ”Ecritures offertes” ; la restriction trop forte des êtres de [REL].
Moi, Milad Doueihi, souhaite ratifier le présent document.
Moi, Martin Giraudeau, souhaite ratifier le présent document à condition d'exprimer mon désaccord sur les sections "Notre politique" et "Notre diplomatie", dont je conteste les théories sous-jacentes de l'action -- cadrée de l'extérieur, enchaînant délibération et décision... en un mot : linéaire. La politique et la diplomatie ne peuvent, pas plus que l'économie, faire l'économie d'une réorganisation de leur manière de faire "projet".
Moi, Vincent Lépinay, souhaite ratifier le présent document, dont j’observe le caractère de work-in-progress.
Moi, Pierre-Yves Condé, souhaite ratifier le présent document à condition d’y joindre deux déclarations qui n’expriment pas de désaccords irrémédiables avec ce qui est dit mais une insatisfaction due à certains silences :
La partie “Notre politique” me semble trop focalisée sur la politique de civilité qu’appelle le dissensus, voire, pour dramatiser les enjeux, la guerre civile. Cherchant à réinstituer une politique libérale, “parlementaire” ou “d’assemblée”, ses propositions devraient être liées avec d’autres qui porteraient sur la politique démocratique, “révolutionnaire”, des Modernes. Outre qu’il leur faut civiliser la révolution au lieu de la croire révolue ou d’imaginer qu’il n’y a de vraie politique que révolutionnaire, ils ne pourront se présenter à d’autres sans être prêts à participer à la redécouverte de cette “égaliberté” (Balibar) qui leur est si précieuse et qui les accuse tant : c’est la décolonisation et la “déclaration d’indépendance” de Gaïa qui sont en jeu.
Le parti de revenir sur la philosophie et l’anthropologie dans “Notre diplomatie” me semble un bon parti mais pose problème puisque la philosophie et l’anthropologie sont prises pour l’institution moderne de la diplomatie. D’un point de vue plus abstrait, le problème me semble tenir notamment à la manière dont chaque mode voit les autres, y compris [PRE], et développe un propre sens du pluralisme ontologique. Il faudrait donc travailler les croisements entre [PRE] et d’autres modes ; peut-être l’occasion favorable s’en présentera-t-elle dans le sillage des journées du 21 au 29 juillet 2014.
Moi, Gerard de Vries, souhaite ratifier le présent document à condition d’exprimer mon désaccord avec les paragraphes 113 à 164 inclusivement.