The blog

"La civilisation mise au défi par l’anthropocène" (Bruno Latour)

25 March 2015
catégorisé sous: ressources

Une tribune dans le supplément du Monde sur l'anthropologie à l'époque de l'anthropocène.


La civilisation mise au défi par l’anthropocène

On admire au Musée du Quai-Branly les merveilleux restes de cultures multiples à jamais disparues. On les regarde aujourd’hui d’une toute autre façon. Pourquoi ? Parce que ce sont désormais les cultures auxquelles appartiennent les visiteurs qui semblent, à leur tour, menacées de disparition. Voilà qui change le regard par l’apparition d’une sorte de connivence quelque peu tragique entre les visiteurs contemporains et les peuples anciens.

Ou plutôt, c’est la notion de culture séparée de la nature qui semble plus incertaine. La presse, en effet, tous les jours, nous rappelle que nous devrions tourner nos regards vers un ensemble d’êtres, les vents, les mers, les cieux, les ouragans, les semences, les généalogies, les montagnes ou les volcans, que l’on retrouve mentionnés, à tout instant, dans le texte des cartels qui nous expliquent les pièces à découvrir dans les vitrines. On ne peut s’empêcher alors de se dire : « Tiens, eux aussi cherchaient, par le détour de ces œuvres admirables, à entrer en relation avec ces forces dont la présence pèse à nouveau sur nous. » S’ils étaient démunis devant elles, nous le sommes apparemment tout autant.

Ce sentiment de connivence s’accentue d’autant plus si l’on visite à Lyon le nouveau Musée des Confluences. Au bout de cette pointe de sédiment, il n’y a pas que la Saône et le Rhône qui se rejoignent mais, ce qui est plus rare, les collections dites ethnographiques et celles dites scientifiques et techniques. Dans les mêmes salles, côte à côte, on découvre les spécimens les plus étranges que l’évolution des vivants a laissés dans les roches et les objets les plus étranges que les explorateurs et missionnaires ont ramenés de leurs expéditions chez ces peuples que l’empire de la modernisation était en train de faire disparaître. Il y a encore dix ans, une telle juxtaposition eût paru, sinon scandaleuse, du moins superficielle, esthétique. Elle aurait amusé. Or, on ne sourit plus du tout. On compare. On pèse. On apprend.

C’est que les visiteurs qui se pressent en masse sont devenus depuis peu les contemporains de ce que les géologues proposent d’appeler l’anthropocène, époque de la Terre dont ils disent, en apportant d’assez lourds arguments, que c’est l’humain qui la façonne avec le plus d’ampleur. En voilà assez pour changer le regard sur les temps anciens. Si l’on pouvait regarder avec une nostalgie amusée les traces de ceux qui avaient peur que le ciel leur tombe sur la tête, on regarde désormais avec une sorte d’humilité partagée les futures traces de ceux qui savent qu’ils peuvent en effet se faire tomber le ciel sur la tête…

D’ailleurs, les visiteurs peuvent tester ce renversement du regard en passant dans la « chambre des merveilles », reconstitution méticuleuse d’un cabinet de curiosités qu’un riche collectionneur aurait pu assembler au tournant de la révolution scientifique. Tout y est en effet mélangé : les merveilles de la nature, de la mythologie, des cultures et des techniques. Mais ce cabinet du XVIe siècle réagit sur le musée du XXIe siècle. Il ne s’agit plus de s’émerveiller, mais de partager une situation où tout se mélange à nouveau et où il faut tenter de s’en sortir – pour éviter de disparaître. D’où l’attention quelque peu inquiète des foules qui se pressent devant des sciences qui ont su un moment se distinguer du reste de la culture et qui s’y trouvent à nouveau plongées. L’expérience est assez troublante : on passe d’un cabinet de curiosités où tout se mélangeait, à un cabinet d’un nouveau genre où il faut à nouveau tout composer. Entre les deux, une longue parenthèse qui nous paraît désormais très ancienne quand les sciences et les mythes allaient le long de chemins distincts sans jamais se croiser – pensait-on.

Cette exigence de composition, on ne la ressent jamais mieux, ces jours-ci, qu’avec la négociation à venir sur le climat, à Paris, en décembre 2015. Cette « COP21 » paraît aussi énigmatique que les salles du Musée des Confluences. En nous parlant de réduction de CO2 on nous parle à coup sûr de sciences ; mais en nous demandant de « partager le fardeau » entre les pays qui se sont développés et ceux qui demandent à se développer, voilà qu’on nous plonge dans des questions de justice et de responsabilité historique ; mais on nous dit aussi, ce qui complique encore les choses, que les Etats, depuis vingt ans qu’ils discutent, ne parviennent à rien et qu’il faudrait en faire une affaire de responsabilité individuelle ou citoyenne. Mais comment ? Avec quelle force ? Avec quels répertoires affectifs, intellectuels, quels instruments ? Avec quelles connaissances sommes-nous supposés être à la hauteur de tels enjeux ?

En nous plaçant sous l’injonction de l’anthropocène, on nous affirme qu’il faut composer les questions de nature et de culture, les résultats des sciences et les exigences éthiques et politiques, mais on ne nous dit rien sur comment affronter ces mélanges, confronter ces défis, nous équiper pour les surmonter. La connaissance seule, c’est clair, ne suffit pas. Le consensus des chercheurs n’a pas déclenché d’action décisive. Plus ils savent, plus on tergiverse. Il s’agit donc d’autre chose. D’une tout autre façon d’occuper la Terre et de se relier à ces forces qui occupaient les cultures anciennes mais que nous ne savons pas comment prendre en compte aujourd’hui.

C’est alors que les sciences apparaissent dans toute leur force anthropologique : cette capacité inouïe de faire parler les choses qui nous entourent et de les rendre présentes à nos yeux par le truchement des instruments, des modèles, des scénarios, des assemblées et des disciplines savantes. Encore faut-il pouvoir les rendre compatibles avec les autres dispositifs politiques qui représentent, cette fois-ci, les humains. Si l’on parvenait à y ajouter les ressources de l’art, on commencerait à prendre un peu espoir. L’anthropocène alors cesserait d’être la découverte quelque peu désespérante que les humains sont devenus une force géologique, pour devenir l’indice d’une tout autre composition : celle d’une civilisation possible.

Ressources externes :

Latour Bruno, « La civilisation mise au défi par l’anthropocène », Le Monde.fr, sect. Sciences, 9 mars 2015. URL : http://www.lemonde.fr/sciences/article/2015/03/09/la-civilisation-mise-au-defi-par-l-anthropocene45901851650684.html.

ou:
http://www.bruno-latour.fr/fr/node/625

comments powered by Disqus